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Cité du rêve
L'après-midi, Gabriel décida d'aller faire un tour cité Durel. En fait de cité, c'était une minuscule ruelle, un boyau qui reliait en biais la rue Leibnitz à la rue Jacques-Dolfus. Un café sans enseigne ni inscription aucune, auprès duquel le Pied de Porc à la Sainte-Scolasse faisait figure de Negresco, délimitait le début de l'enfilade d'immeubles crasseux, façon chefs-d'uvre en péril. Le Poulpe remit la visite du troquet à plus tard et s'engagea dans la ruelle, ses larges épaules frôlant presque les deux côtés du passage.
Le numéro 19 était légèrement surélevé par rapport au niveau de la chaussée. De la ruelle on ne le voyait pas car il se trouvait de profil par rapport à celle-ci : il fallait grimper une volée de marches pour parvenir à une petite cour rectangulaire et faire face à l'immeuble proprement dit, haut de trois étages, avec du linge pendant aux fenêtres, en majorité boubous et djellabas. Bien entretenus les lieux n'auraient pas manqué de cachet, d'autant plus que la cour disposait d'une autre entrée, côté Cité Moskowa, la sur jumelle de la cité Durel. En face de l'immeuble et donnant aussi sur la cour, un petit pavillon indépendant était adossé au mur de la construction voisine. Le rez-de-chaussée était muré mais un petit escalier tournant en bois conduisait à l'étage. D'après les indications du gamin, ça devait être la "demeure" des disparus. Tout était calme alentour, aussi Gabriel gravit-il l'escalier et n'eut aucun mal à bricoler la serrure qui céda aussi facilement qu'une tirelire de gosse. Il n'avait pas été élevé par un oncle quincaillier pour rien...
Du papier kraft occultait les fenêtres et il faisait noir comme dans un four à l'intérieur. Toujours prévoyant, Gabriel sortit sa mini Maglite, un cadeau de Cheryl, et balaya la pièce de son faisceau lumineux. Parler de bordel était modeste. Le Poulpe se mit au travail et souleva des cartons vides, retourna des sacs de couchage crasseux, shoota dans des piles de magazines. Il fouilla consciencieusement la pièce, le coin cuisine et le chiotard, à la recherche d'éventuelles traces de dope, seringues, petite cuiller noircie, dose de crack vide et tutti quanti. Il savait d'expérience que d'authentiques drogués, surtout s'ils vivaient seuls, laissaient forcément traîner leur matos tant au bout d'un moment ils n'en avaient plus rien à foutre de rien. Mais mis à part le capharnam, rien n'indiquait qu'on avait affaire à des camés. Cela étonna le Poulpe. De deux choses l'une : soit les flics étaient déjà passés par là, sans laisser de traces eux non plus, soit les gars débutaient dans la défonce et avaient pris un premier départ fatal. Il y avait évidemment une troisième possibilité : qu'ils ne soient pas morts d'overdose comme on le disait. Tout ça était clair comme du jus de chique et Gabriel se demanda un instant s'il ne faisait pas fausse route. Les circonstances de la mort des deux bonshommes avaient-elles un quelconque rapport avec la disparition de leur cadavre ? Rien n'était moins sûr mais pour l'heure il n'avait que ça à se mettre sous la dent.
Le Poulpe vérifia que la voie était libre et ressortit en refermant soigneusement la porte derrière lui. Il leva les yeux vers l'immeuble et remarqua au deuxième étage une fenêtre aux carreaux cassés qui battait. Sans doute un appartement vide, pensa-t-il. Il redescendit dans la cour et pénétra dans l'entrée. Les boîtes à lettres en ferraille donnaient l'impression de tenir au mur lépreux par l'opération du Saint-Esprit, mais elles auraient donné des boutons aux neuneux de Saint-Nicolas car aucune ne comportait un nom bien de chez nous. La population de l'immeuble était apparemment composée exclusivement d'Africains et d'Antillais. Gabriel grimpa l'escalier en se disant que si les mômes vivant ici n'étaient pas atteints de saturnisme, ça devait être certainement dû à la couleur de leur peau. Parmi les autres agréments de l'immeuble, il nota l'installation électrique anarchique, des taches de moisissure un peu partout, des fuites en tout genre et des gogues d'étage qui n'avaient pas vu d'eau depuis Mathusalem. Il se demanda combien les locataires payaient pour ce palace. Avaient-ils seulement un bail et à qui payaient-ils ? Sur ce point aussi le Poulpe devrait mener sa petite enquête. Il nota à tout hasard les coordonnées du cabinet G. Lelièvre, à Bécon-les-Bruyères, qui semblait jouer le rôle de syndic et qui avait établi un règlement sanitaire de l'immeuble pour le moins surréaliste, placardé juste à côté d'une antédiluvienne colonne d'eau en plomb suintante. Ces mecs ne manquaient pas d'air... "Prière de ne pas entreposer de sacs à ordures dans les couloirs et cages d'escalier." Mais l'immeuble entier était un tas d'ordures ! "Ne pas pendre de linge aux fenêtres." Mais avec le degré d'hygrométrie ambiant, la moindre petite culotte aurait mis cinq jours à sécher à l'intérieur !
Dégoûté une fois de plus par le cynisme des exploiteurs en tout genre, le Poulpe continua sa visite de l'immeuble. Parvenu au dernier étage, il entendit du bruit derrière une porte et frappa. Une mama africaine lui ouvrit.
- Bonjour, fit le Poulpe, excusez-moi de vous déranger... Je suis un ami de Drissa et je cherche son appartement. Vous savez à quel étage elle habite ?
La mama regarda ce grand échalas blanc des pieds à la tête, l'air étonné.
- D'issa ? Elle est pas là maintenant, elle t'availle.
- Je sais. Je voulais juste lui laisser un paquet, dit Gabriel en montrant la poche de sa parka.
La black hésita puis répondit en montrant l'escalier :
- Elle est au p'emier gauche.
- Très bien, je vous remercie... Ah, je voulais vous demander aussi, ajouta le Poulpe, est-ce qu'il y aurait quelque chose à louer dans l'immeuble ?
Pour le coup, son interlocutrice se montra interloquée :
- Vous... vous voulez habiter ici ? fit-elle en ouvrant des yeux ronds.
- Pourquoi pas, j'aime bien le quartier.
- Pas bon ici, poursuivit la black en secouant la tête. Moi, si je pouvais pa'ti'...
Le Poulpe sentit l'ouverture, il n'y avait plus qu'à ferrer.
- Certes, l'immeuble n'est pas en très bon état, affirma-t-il, hypocrite, mais avec un bon coup de peinture...
La mama secoua la tête et baissa la voix :
- D'issa vous a 'ien dit ? Tout le monde voud'ait s'en aller...
Le Poulpe laissa filer un peu le moulinet, jouant celui qui avait tout compris.
- Si, bien sûr, mais elle pense comme moi que les choses vont s'arranger...
- D'issa est jeune, elle y connaît 'ien. Moi je sais bien qu'y'a le mauvais il ici.
La mama s'arrêta et jeta un regard méfiant vers Gabriel.
- Mais pou'quoi vous me faites di' tout ça ? Et pi' d'abo' est-ce que vous la connaissez D'issa au moins ?
Le Poulpe sortit son sourire le plus conciliant :
- Ne vous inquiétez pas, madame. Vous ne m'avez rien appris que je ne sache déjà. Quant à Drissa, vous pouvez me faire confiance, je la connais. À propos, ajouta-t-il sans trop y croire, est-ce que vous connaissiez les deux jeunes qui habitaient en face ?
La mama africaine sursauta. Est-ce que les Blacks pouvaient blanchir ? Le Poulpe n'aurait juré de rien mais il lui sembla que pendant un bref instant la peau de son interlocutrice avait été un peu moins noire.
- Oulalala... Je c'ois bien que j'au'ais pas dû vous pa'ler à vous. De toute façon, j'ai du t'avail, faut que j'y aille.
La porte claqua en ébranlant les murs.
Le Poulpe rigolait tout seul en redescendant l'escalier. Le mauvais il ! Voilà qui aurait enchanté Louis et ses copains du Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, toujours à l'affût d'une explication tordue à des faits divers hélas tristement ordinaires, qui n'avaient pour motivation que le fric, le fric et encore le fric, et pour justification que la folie du monde.
En passant au "pe'mier gauche", Gabriel tendit l'oreille vers la porte de Drissa, repéra le nom marqué sur la sonnette et, n'entendant aucun bruit, continua son chemin. Il s'arrêta dans le couloir de l'entrée pour griffonner sur un bout de papier les coordonnées de son hôtel, qu'il glissa dans la boîte aux lettres des Caseneuve à l'attention de Drissa. Il ne s'était pas fait tant d'amis que ça en deux jours passés dans les environs et mieux valait la soigner. D'autant plus que l'idée ne s'avérait pas trop désagréable.
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