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Souvenirs, souvenirs
Le Poulpe regagna son hôtel sur le coup de six heures et demie du matin et monta dans sa chambre sous l'il soupçonneux du gardien de nuit. Il faut dire qu'il n'avait pas fière allure, avec sa tignasse en bataille et les restes des guenilles du clochard, et qu'il empestait un mélange de sueur, de saleté et de lacrymo. Il se rua sous la douche. L'eau chaude évacua les odeurs et calma ses muscles endoloris.
La situation lui rappelait un fameux matin de mai 68, alors que son oncle l'avait confié à la garde de Pedro pendant quelques semaines. Très agité, celui-ci avait écouté la radio toute la journée et reçu maints coups de fil. À huit ans, Gabriel n'avait qu'une faible perception de ce que représentaient "les événements" dont tout le monde parlait, même si ce mot répété à longueur de journée avait pour lui l'étrange pouvoir d'une incantation. Le soir venu, le regard brillant, Pedro avait expliqué à Gabriel qu'il avait des choses à faire, que "c'était reparti" et il avait disparu dans la nuit, casque de moto à la main et foulard apache roulé autour du cou. Il n'était réapparu qu'au petit matin, le blouson ensanglanté, l'il poché, l'air exténué mais ravi. "On les a eus" s'était-il contenté de déclarer avant de s'écrouler sur son lit tout habillé. Il n'avait expliqué à Gabriel que quelques mois plus tard, "quand tout était rentré dans l'ordre", qu'il avait été cette nuit-là faire le coup de main avec ses potes anars rue Gay-Lussac. Autant pour casser du C.R.S. que pour aider les étudiants...
À presque trente ans de là, les choses n'avaient guère évolué (dans un sens, elles avaient même empiré, si l'on en jugeait par les 15 % du blond haineux aux présidentielles, les dérapages révisionnistes de tout bord et l'apathie généralisée) : les enjeux étaient les mêmes, les ennemis étaient les mêmes et, hélas, le résultat serait le même... Car Gabriel ne se faisait aucune illusion sur leur petit baroud d'honneur de la nuit. Les gros bras reviendraient, et si ce n'était eux, ça serait la force publique -une appellation à laquelle, par principe, Gabriel refusait de mettre des capitales... Le combat de la Moskowa était perdu d'avance. Comme se plaisait à le répéter Gérard, et même si le Poulpe se révoltait de toute la force de son engagement contre cette idée, il fallait reconnaître que jamais personne n'avait eu raison des promoteurs et des politiques quand ceux-ci avaient partie liée. Tout juste quelques fusibles sautaient-ils de temps à autre, de quoi alimenter la presse en révélations pseudo fracassantes et donner un semblant de légitimité aux gouvernants en place... La fatigue n'était sans doute pas étrangère à ces sombres pensées et Gabriel alla s'allonger. Il ouvrit Ringolevio au hasard et lut quelques lignes pour trouver le sommeil.
"Les habitants de San Francisco s'adressent à leur maire et recommandent le plan d'action suivant :
1) Que les immeubles appartenant à la ville et qui demeurent vacants soient rendus au peuple pour être reconstruits, modernisés, et remis en état afin qu'on puisse y loger gratuitement et librement les économiquement faibles.
2) Que tous les produits d'alimentation ou autres en surplus, ne faisant pas l'objet d'une donation municipale aux indigents, soient remis au peuple afin d'être redistribués par dix magasins autonomes, libres et gratuits, dont le loyer sera payé par la ville.
3) Que des presses et des camions soient mis à disposition des demandeurs afin de distribuer le Free News dans toute la ville, pour la diffusion des nouvelles et pour que les gens arrivent à mieux se connaître.
4) Que la ville fournisse des fonds pour l'organisation de fêtes et de manifestations gratuites célébrant la ville, la planète et la liberté des individus.
5) Que tous les parcs et espaces verts soient rendus à la population de San Francisco."
Non, décidément, en trente ans, rien n'avait changé d'un côté comme de l'autre de l'Atlantique...
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