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Histoires de quartier
Sous une banderole indiquant "Rude Boys - Rock against Fascism", les Moskokids distillaient un mélange rock/rap/java tendance La Mano plutôt convaincant. Ils étaient huit sur scène, tous des gamins du quartier, entre dix et vingt ans. Et ils avaient la pêche.
"On vit dans un quartier super,
Son nom c'est la Moskowa,
Si un jour t'as rien à faire,
N'hésite pas à passer par là,
Tu verras de jolies maisons,
Chez nous y'a encore des pavés,
Dans la rue on joue au ballon,
Pas d'voitures pour nous écraser."
L'ambiance était chaleureuse et bon enfant, les mamas en boubou se mêlant aux jeunes de toutes tendances, kepons en blousons noirs, rastas avec cinq kilos de patates dans la casquette et autres B-boys en streetwear Adidas. Même les gamins étaient de la fête et se poursuivaient d'un bout à l'autre de la salle en hurlant.
Le Poulpe grignota un sandwich et but une bière à cinq balles servie dans un gobelet en plastique, tout en étudiant l'assistance du coin de l'il. Des groupes riaient, d'autres dansaient ou discutaient, mais personne ne frimait ni ne jouait un rôle, tout le monde paraissait parfaitement intégré et content d'être là. Derrière cette gaieté apparente, on sentait pourtant une tension, un mélange d'inquiétude et d'urgence qui titillait les neurones du Poulpe. Les affichettes placardées un peu partout ne devaient pas y être pour rien...
"Les élites répètent dans tous les médias "restaurons le lien social", "luttons contre l'exclusion", "aidons l'initiative individuelle pour l'emploi", "dialoguons avec les associations". C'est ce que nous faisons ici. Nous considérons que cela ne doit pas être un vu pieux. La Municipalité doit agir plus fermement pour que soient ici respectés les lieux et les gens, leur histoire et leur avenir. Nous avons besoin de l'expression de votre soutien. Après tout, sauver un quartier, c'est sauver un petit coin de la planète où il peut faire bon vivre.
Collectif de la Moskowa."
Le Poulpe était aussi à l'aise qu'un pou sur le crâne d'un chauve. Comment aborder ces gens soudés et manifestement en proie à de sérieux problèmes, avec son personnage de journaleux béni-oui-oui s'intéressant aux artistes du quartier ? Peut-être que le mode de vie qu'il s'était choisi, délibérément en marge du jeu social, sans adresse fixe ni compte en banque ni carte de sécu, le rapprochait trop d'eux. Peut-être qu'il connaissait trop bien la chanson de l'exclusion, même si la sienne était volontaire... En tout cas, il ne se sentait pas le cur à baratiner. Aussi habile qu'un aveugle au bowling, il essaya bien d'engager la conversation à plusieurs reprises, tapant une clope ici, dévidant là quelques banalités sur les Moskokids, mais ça n'alla pas plus loin. Merde, il fallait pourtant avancer... Pour ça, il devait d'abord changer son fusil d'épaule.
Avant tout, pisser - la bière à cinq balles avait tout de l'Aspro effervescent et faisait effet tout de suite. Il chercha les toilettes, demanda son chemin en évitant soigneusement le groupe de l'atelier pour enfants et atterrit dans une espèce de remise, derrière la scène, où étaient entassées les vieilles bécanes de l'imprimerie. Pedro aurait été ravi : il y avait là de quoi inonder le Tout-Paris en tracts subversifs. Il poussa une autre porte et grogna en percutant un tas d'objets qui s'écroula avec un bruit effroyable. Heureusement, derrière lui, les Moskokids entamaient une java de tous les diables. Le Poulpe regarda par terre et découvrit un attirail assez complet d'armes de rue, battes de base-ball, barres de fer, sacs de boulons, etc. Hum, hum...
Il fit marche arrière, revint sur ses pas et trouva finalement les gogues, pas mécontent de soulager sa vessie. Ainsi donc, les jeunes du quartier ne se contentaient pas de l'atelier dessin et musique, ils tâtaient aussi d'instruments moins conventionnels. À voir...
De retour dans la salle, le Poulpe regarda l'assistance d'un autre il. Il examina les plus excités, repéra les groupes isolés, à la recherche d'indices sur un quelconque comportement extrémiste. Le bide. Rien de particulier à remarquer. Même question dope, si quelques pétards tournaient çà et là, aucun dealer en vue ni aucun défoncé ne menaçant de s'écrouler d'un instant à l'autre.
Bon, le Poulpe chercha sa proie, certain qu'elle serait là. Il ne tarda pas à la repérer, isolée près des tréteaux qui faisaient office de buvette.
- Vous prenez quelque chose ? hasarda Gabriel.
La black qu'il avait croisée dans la rue sursauta puis lui sourit.
- Pourquoi pas.
Gabriel commanda deux bières, se demandant si sa vessie résisterait plus longtemps à la pisse d'âne que celle de la fille.
Ils burent en silence, puis elle lui fit face. Elle était d'une beauté sauvage, une métisse parfaite, aux yeux éblouissants, aux dents éclatantes, avec une bouche ourlée juste comme il faut et un petit nez qui se retroussait légèrement quand elle souriait.
- Je suis désolée pour tout à l'heure. Mon frère m'a confirmé que vous aviez juste parlé foot.
Bon gamin, pensa le Poulpe.
- Y'a pas de mal. La prudence est parfois bonne conseillère. Comment s'appelle-t-il ?
- Hugo, en souvenir de l'ouragan qui a ravagé la Guadeloupe...
- Il a un bon dribble. Et vous ?
- Mon dribble ou mon prénom ?
- Le second...
- Drissa, fit-elle, en souvenir de l'Afrique. Qu'est-ce qui vous amène dans le quartier ?
Le Poulpe n'allait pas commettre deux fois la même bévue, qui plus est avec une femme qui finit toujours par découvrir ce que cache un homme, surtout quand elle a des yeux comme ça.
- Le quartier justement. Je ne sais pas, j'ai le sentiment qu'il s'y passe des choses... bizarres.
- Vous êtes flic ou quoi ?
- Non. Ni flic, ni R.G., ni journaliste.
- Alors quoi ?
- Disons que je travaille à mon compte.
- Une sorte de détective...
- Si vous voulez.
Drissa réfléchit un moment et rejeta ses cheveux épais en arrière d'un geste gracieux. Ne pas la brusquer, la laisser venir...
- C'est idiot, mais je vous crois. Et vous attendez quoi de moi, au juste ? demanda-t-elle.
- Ce que vous voudrez bien me dire. Les jeunes du coin ne sont pas très bavards.
Une heure plus tard, le Poulpe retrouvait le silence des ruelles. Enfin, façon de parler. Ses oreilles bourdonnaient comme s'il avait chevauché son vieux Soldo, ça c'était l'effet Moskokids. Sa tête aussi résonnait de drôles d'histoires, ça c'était l'effet Drissa.
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