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La banlieue n'est pas sûre
Pour son livre non, mais pour Kamel et Djaoud, peut-être... Malheureusement, la piste de l'Haïtien s'arrêtait là pour l'instant et le Poulpe ne voyait pas comment la poursuivre sans l'aide de Madame Clarissia. Qu'à cela ne tienne, l'heure d'une petite visite de courtoisie dans la chic banlieue meudonnaise avait sonné...
Gabriel mit une bonne heure pour relier la porte de Saint-Ouen à la montée de Meudon-Bellevue, que le Solex gravit à la vitesse d'une voiture à pédale, actionnée en la circonstance par les longues jambes du Poulpe, debout sur le ridicule 36-16 du Solex. Après avoir mouliné ainsi jusqu'à l'observatoire, la plaque annonçant la rue Jacqueminot apparut enfin sur sa gauche. À bout de souffle, le Poulpe constata avec plaisir que la rue descendait, en pente assez raide d'ailleurs, jusqu'à la voie de chemin de fer. Il se laissa glisser gentiment jusqu'au numéro 13, coupant le moteur dans la descente pour finir sa course en silence, comme en vol plané... Il fut alors confronté à un autre problème, crucial lui aussi, celui du freinage. Il parvint à stopper ses quatre-vingt-dix kilos à hauteur du 17, attacha le Soldo à un poteau puis remonta tranquillement la rue bordée de somptueuses villas et d'immeubles de standing. Il était dix-huit heures quarante-cinq et la nuit commençait à tomber. Un solide mur de pierre et un large portail vert protégeaient l'entrée de la maison du Docteur Guédélia. Le Poulpe hésita un instant devant la sonnette, puis continua son chemin jusqu'à la résidence voisine. Là, une construction basse abritant une demi-douzaine de boxes donnait un point de vue imprenable sur le jardin et la villa du propriétaire de la cité Durel. Après avoir vérifié que l'activité du voisinage était cantonnée à la préparation des repas dans les cuisines et au toilettage des gamins dans les salles de bains, le Poulpe escalada souplement la face des parkings la plus éloignée de la rue et se tapit sous le couvert d'un pin du jardin voisin dont les branches venaient caresser l'édifice.
Pffff... Gabriel ne s'attendait pas à tomber sur une maison Phénix mais il fut tout de même impressionné par la propriété de Guédélia. Nichées au milieu d'un miniparc aux essences variées et odoriférantes, ce n'était pas une mais deux maisons qui s'offraient à ses yeux. La première, massive et haute de trois étages, ressemblait à une demeure de maître, avec ses pierres apparentes et ses deux tourelles qui l'encadraient. La façade blanche de la seconde, de taille plus modeste, était recouverte de lierre et agrémentée d'une véranda. Gabriel laissa passer une bonne demi-heure, méditant sur les bienfaits de la médecine moderne tout en guettant du mouvement aux fenêtres. Mais, plongées maintenant dans la pénombre, aucune vie ne s'y manifestait... Bizarre. Une grosse Mercedes grise stationnait pourtant dans le jardin et les lumières de la grande maison étaient allumées. Il se décida à redescendre de son perchoir et alla sonner à l'interphone. Pas de réponse. Pas même un aboiement de chien. Après avoir laissé passer une voiture, il refit le chemin en sens inverse et se laissa glisser dans le jardin de Guédélia depuis le toit des boxes. En moins d'une minute, il franchit l'espace qui le séparait de la deuxième maison, s'abritant chaque fois qu'il le pouvait derrière un tronc d'arbre ou un massif d'arbustes. Une fois plaqué au mur du bâtiment, il s'approcha avec précaution de la fenêtre qui jouxtait la porte d'entrée et jeta un coup d'il à l'intérieur. Le grand vestibule et le large escalier qui menait aux étages étaient déserts. Il contourna la maison et trouva sur la face arrière une grande véranda rajoutée au bâtiment, dans laquelle était installée une cuisine hyper moderne, étincelante sous la lumière blanche des halogènes. Comme si la place manquait... Il s'approcha à croupetons, tous les sens aux aguets et attendit quelques instants. Mais il n'entendait que le battement un peu rapide de son cur dans son oreille droite, une particularité qui aurait pu lui être utile pour doser son effort s'il pratiquait le sport de haut niveau mais qui, en la circonstance, le déconcentrait plus qu'autre chose. Bon, restons calme, pensa le Poulpe. J'ouvre cette porte vitrée qui me tend sa poignée, je traverse la cuisine et file dans la maison à la recherche de... quoi, j'en sais rien. Et si je tombe sur Henri Guédélia planté devant sa télé, je lui dis que je suis le réparateur de chez Darty et... merde, on verra bien !
Gabriel fit ce qu'il s'était dit et se retrouva quelques instants plus tard dans un vaste salon bleu décoré comme dans les magazines, meubles anglais, stores bouffants, fleurs séchés et tout le toutim. Mais ce qu'il n'avait pas prévu et qui faisait un peu tache dans la déco, c'était la tête de labrador noir, les yeux exorbités et la langue pendante, dans laquelle il buta au milieu de la pièce... Le reste du chien gisait sur un canapé, qui avait dû être jaune avant d'être rouge sang. Quant à Guédélia, il était bien planté, mais pas devant sa télé. Le Poulpe le trouva allongé dans son bureau, un manche d'un poignard de forme étrange sortant de la région du cur. Putain... L'air était soudain devenu très dense et Gabriel chercha son souffle.
Fallait pas moisir ici. Il s'approcha tout de même du cadavre pour en vérifier la rigidité, laquelle indiquait que le meurtre avait eu lieu il y a plusieurs heures, peut-être même la veille. Dans le bureau, tout ce qui pouvait être fouillé l'avait déjà été : tiroirs par terre, monceaux de papiers jonchant le sol, coffre mural ouvert... Le Poulpe fit rapidement le tour de la pièce sans prendre la peine de fouiller à son tour, autant pour ne pas laisser d'empreintes que parce qu'il était persuadé que tout ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant, argent, carnet d'adresses ou autres, avait disparu. Son regard fut néanmoins attiré par une carte murale maritime, qui représentait l'île de Haïti. Juste en dessous, Guédélia, plus jeune de quelques années, posait pour la postérité dans une plantation de canne à sucre, machette à la main...
Le Poulpe empocha la photo et renonça à explorer le reste de la maison. Il était bien possible que d'autres cadavres, ceux des employés de maison par exemple, l'y attendent. Mais c'était de toute façon trop tard pour eux comme pour Guédélia. Et rester dans les parages plus longtemps n'était vraiment pas prudent... Il effaça les traces de sa visite, prit toutes les précautions nécessaires pour repartir sans être vu et commença seulement à respirer calmement une fois le pont de Sèvres franchi.
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