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Quand c'est fini, ça recommence
Après... Gabriel allait d'abord devoir affronter Cheryl. Evidemment, aller farfouiller dans les eaux boueuses du 18ème arrondissement n'imposait pas nécessairement de disparaître de la circulation. Il y avait même de très bonnes lignes de métro, la 1, la 3 puis la 13, pour relier la rue Popincourt, où était situé le salon de coiffure de Cheryl et au-dessus duquel elle habitait, au quartier de la porte de Saint-Ouen, lieu de résidence présumé des deux cadavres disparus. Mais c'était contraire aux habitudes du Poulpe, à sa déontologie comme diraient certains. Affronter la brutalité du monde, écorner le vernis de notre société pour en faire remonter la vase, exigeait tout de même certaines précautions élémentaires, le Poulpe le savait mieux que quiconque, lui qui plongeait toujours plus loin dans la violence et dans l'horreur au cours de ses pérégrinations. Et puis il s'était habitué à cette sorte de schizophrénie qui faisait qu'il était Gabriel avec Cheryl, le Poulpe pendant ses investigations, et un peu des deux le temps d'une étape réunificatrice au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse.
Pour l'heure, inutile de chambouler tout le programme. Le matin même, ils avaient acheté un beau turbot au marché, que Gabriel avait promis de préparer, autant pour couper court aux éternels conflits culinaires avec Cheryl, que pour tester une nouvelle recette de beurre blanc à la bière.
La préparation s'avéra délicate. L'originalité consistait à remplacer le vin blanc par la bière, et les échalotes par des petits oignons. Mais la minuscule cuisine de Cheryl était parfaitement adaptée au réchauffage d'un Bolino au micro-ondes, beaucoup moins à la confection d'un plat ayant fait la réputation de l'Auberge Sainte-Odile à Strasbourg, deux étoiles au guide Michelin. De plus, la recette préconisait une bière de mars pour sa finesse et sa légèreté, mais comme on était en octobre, Gabriel avait dû se rabattre sur une Hoegaarden blanche, un poil trop sucrée. Inutile de préciser que Cheryl ignorait jusqu'à l'existence même d'ustensiles tels que le fouet ou le chinois, et qu'il avait fallu user de la fourchette et du filtre à café pour les remplacer.
Le résultat cependant enchanta Cheryl et la soirée se passa des plus agréablement, nonobstant le fait qu'elle tint absolument à dîner par terre dans sa chambre et que comme d'habitude, au bout de quelques minutes, le lurex rose fit éternuer Gabriel, ce qui atténua quelque peu la sensibilité de ses papilles. Les choses ne se gâtèrent vraiment que lorsqu'elle remarqua les deux gros sacs de voyage en cuir, négligemment posés au pied de la famille Kangourou en peluche qui trônait sur son lit.
- Quand c'est fini, ça recommence... ironisa-t-elle aussitôt.
- Je n'ai pas "bougé" depuis au moins trois semaines...
- T'es le plus grand empaffé du monde, tu avais promis de...
- Pas de ça entre nous, Cheryl !
- Ça va, je connais le refrain : juste des vieux copains de lycée qui baisent sublimement bien, mais de temps à autre seulement.
- Exactement. No chain, no gang...
- C'est quoi cette fois-ci ?
- Peut-être rien de sérieux, si ça se trouve je serai là dans deux jours.
- Arrête ton baratin. Je connais ton regard et ce qu'il signifie : emmerdements à la pelle et risques à la con. Enfin, si ça t'amuse...
- Ce n'est pas le mot que j'emploierais. Si je devais couper les cheveux en quatre, je dirais que....
- Très drôle, vraiment très drôle !
Le scénario était classique, les rôles déjà distribués et le dénouement connu à l'avance par les protagonistes. Après avoir repoussé les reliefs du repas dans un coin de la chambre, jeté un foulard sur la lampe de la coiffeuse, écarté les peluches pour qu'elles ne voient pas des choses qui n'étaient pas de leur âge, le happy end sur l'oreiller était inévitable, et ni Marilyn Monroe, ni Michèle Pfeiffer ni Elsa Martinelli qui ornaient les murs ne diraient le contraire.
Gabriel put une fois de plus constater ce qu'une petite scène de ménage bien jouée apportait en intensité aux ébats amoureux qui s'ensuivaient. Les insultes mêlées aux mots doux électrisèrent leur première étreinte, qu'ils dénouèrent rapidement, avant d'approfondir le sujet plus tard dans la nuit, comme deux khâgneux consciencieux. De la théorie à la pratique, il n'y avait jamais qu'un pas avec Cheryl, un pas si vite franchi qu'il faisait oublier toutes les spéculations antérieures.
Ils dormirent comme des enfants et le lendemain le Poulpe pliait bagage.
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