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Dernière passe d'armes
La campagne ! L'air pur ! Les champs à perte de vue ! Pas de doute, c'était un spectacle des plus roboratifs après les jours précédents englués dans les miasmes du lumpen parisien. D'autant plus que dans le ciel limpide, le tournoiement des monomoteurs de tourisme annonçait l'arrivée prochaine à l'aérodrome de Moisselles, qui abritait la danseuse espagnole du Poulpe, sa "mosca" favorite, son Polikarpov I-16 type 10 qui avait tant surpris les ennemis de la République espagnole par sa vitesse de pointe et sa maniabilité.
Gabriel stoppa la limousine dans un grand crissement de pneus. Le long paquebot noir effectua un dérapage du plus bel effet et vint se ranger parallèlement à la grille qui entourait l'aérodrome. Gabriel en sortit aussitôt, proche de la gerbe et pas fâché d'être arrivé, la suspension façon Epéda multispires de la limo se prêtant mal aux petites routes sinueuses du Val-d'Oise.
Il se dirigea en sifflotant vers le hangar ní 8, le plus proche du terrain d'envol, palpant avec délectation les liasses de billets au fond de sa poche, non par amour de l'argent mais pour ce qu'elles représentaient en nouvelles pièces détachées. Avec ça plus la limo, c'était bien le diable si Raymond ne lui retapait pas un train d'atterrissage complet (et rétractable s'il vous plaît) nickel chrome...
Il n'eut pas à pousser la grande porte coulissante qui était déjà ouverte et s'engagea dans les entrailles du hangar à la recherche de la silhouette trapue et ramassée de son petit chasseur. Le temps que ses yeux s'adaptent au changement de lumière et il repéra le fuselage de son engin, à sa place habituelle, hélas, puisqu'il en était encore réduit à ne voler que dans ses rêves.
Raymond n'était pas encore là, occupé certainement qu'il était à fourrager dans le ventre de l'un de ces avions modernes dont il ne ratait pas une occasion de vanter les mérites à Gabriel. Côté mécanique, il avait sans doute raison, mais côté mythe, il pouvait toujours aller se rhabiller... Gabriel s'installa avec quelques difficultés dans son cockpit, du fait de ses longues jambes, caressa le manche à balai, embrassa du regard le tableau de bord minimaliste et rigola tout seul en repensant au cadeau que Gérard et ses potes du Pied de Porc à la Sainte-Scolasse lui avaient réservé pour fêter son retour : un simulateur de vol informatique, choisi spécialement par les frères Gillon du magasin de logiciels de l'Avenue Ledru-Rollin, qui était censé fonctionner sur le PC de Cheryl qu'ils avaient gavé de barrettes de mémoire supplémentaire pour l'occasion. S'il racontait à Raymond qu'il s'apprêtait à réviser son brevet de pilote par puces et souris interposées, nul doute que celui-ci allait se foutre de lui et sortir son refrain habituel sur les rampants qui feraient mieux de le rester au lieu d'aller se casser la gueule sur des coucous tout juste bons pour le musée. Enfin. On ne pouvait pas reprocher à un mécano aéronautique de génie d'être parfois bassement terre à terre...
Pour tuer le temps, le Poulpe déplia l'exemplaire du Parisien qu'il avait fauché le matin même au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse. Quatre jours avaient passé depuis qu'il avait déposé Drissa, Kamel et Djaoud à la Moskowa. Il avait filé ensuite chez Pedro planquer son encombrant véhicule et lui commander deux jeux de papiers en bonne et due forme pour ses potes les morts vivants, avant de revenir faire ses adieux à Drissa. La nuit avait été courte. Et aussi intense que la première, la tristesse et les larmes de Drissa en plus. Au petit matin, il avait plié les gaules, non sans distribuer une part confortable du butin de l'Haïtien à Drissa, Kamel et Djaoud. Il avait attendu deux jours avant de téléphoner à la police pour l'avertir de la présence d'un témoin capital dans le meurtre de Henri Guédélia, reclus dans un pavillon de Saint-Ouen...
Aujourd'hui, la presse faisait ses choux gras de ces révélations. Le Parisien titrait : "Embrouillamini sorcello-immobilier à Meudon." Gabriel parcourut le début de l'article. Le journaleux récitait bien la leçon que Gabriel avait concoctée pour lui et les autorités. Il décrivait l'arrestation d'un suspect d'origine haïtienne mis en cause dans le meurtre d'un important propriétaire foncier. Il sous-entendait que l'homme était suspecté de sorcellerie du fait de l'aspect rituel du meurtre, mais il ne faisait aucune référence à la disparition-réapparition de Kamel et Djaoud. À quoi bon en effet, avait pensé Gabriel en échafaudant son petit scénario ? Les deux squatters, dont le sort n'intéressait apparemment personne, n'avaient pas grand-chose à gagner à revenir dans le monde des vivants sous leurs anciennes frusques. Munis d'un bon matelas de billets et d'une identité toute neuve, ils pourraient par contre entamer sous de meilleurs auspices une seconde vie, du moins il fallait l'espérer... En ce qui concernait l'Haïtien, il était peu probable que déjà accusé d'un meurtre, il vienne en plus se vanter d'avoir zombifié deux personnes. Pour Madame Clarissia et les nombreux adeptes vaudou de la banlieue parisienne, c'était également mieux comme ça : pas de chasse aux sorcières et personne qui viendrait foutre son nez dans leur culte qui, d'après ce qu'en avait perçu Gabriel, n'avait rien de plus dangereux qu'une homélie anti-préservatif de sa Sainteté Popol II. Restait le sort des habitants de la Moskowa. Les Caseneuve avaient de quoi refaire l'immeuble entier à neuf, ou bien déménager dans un coin plus hospitalier. À eux de voir. Quant aux autres, suite à la descente des vigiles rue Bonnet, le comité de la Moskowa et leurs avocats avaient bien fait les choses et les méthodes d'expulsion pour le moins tordues de certains propriétaires s'étalaient déjà dans les journaux. Gabriel faisait confiance à Khams et à ses copains pour continuer à faire entendre leur voix...
Gabriel poursuivit sa lecture. Le scribouillard s'épanchait largement sur le patrimoine immobilier de feu Guédélia, ce qui n'était pas pour déplaire au Poulpe, précisant qu'un dossier complet concernant ses multiples propriétés avait été adressé anonymement au DAL... Quels que soient ses héritiers, ils auraient du mal à garder leurs petits immeubles vides rien que pour eux. Toujours ça de gagné sur le grand capital !
âvidemment, comme l'avait prédit Gérard, le mystère de la disparition de deux cadavres de la morgue ne serait jamais élucidé aux yeux du grand public. Et puis après ? Ça ne serait pas la première ni la dernière fois que la ménagère de cinquante ans ne connaîtrait pas le fin mot de l'histoire.
- On se sent pousser des ailes, le rampant ?
- Raymond ! Ce que j'aime chez toi, c'est ta propension au changement...
- C'est dans les vieux pots qu'on fait...
- Les vieux emmerdeurs, je sais !
- Dis donc, la jeunesse, tu sais qu'il y a une limite d'âge pour piloter ? Alors, si tu veux pas que je finisse ton zingue quand tu seras tout juste bon à manier un balai de cuisine, un peu de respect pour les anciens...
- Assez blagué, fit Gabriel en s'extirpant du cockpit et en allant donner une tape amicale dans le dos de Raymond. J'ai du boulot pour toi...
- Du boulot seulement ? répondit Raymond en fronçant les sourcils.
- Raymond, tu es vénal...
- Tu veux dire génial.
- Tu l'as dit bout filtre... fit Gabriel en sortant les liasses de billets et en faisant gicler le mégot de Gauloise collé aux lèvres de Raymond. Tu ajoutes ça au chouette corbillard garé devant l'aérodrome et tu vois ce que tu peux me faire...
Raymond, imperturbable, se coinça aussitôt une autre goldo dans le bec.
- Un quart d'aileron, tout au plus...
- Tu plaisantes ? Je veux un train d'atterrissage complet. J'en ai marre de voir mon chasseur sur béquille.
- On fera ce qu'on pourra...
- Ah, et j'ai un petit service à te demander en plus... Tu trouveras dans le coffre de la bagnole un engin à deux roues du nom de Solex. J'aimerais que tu me le retapes pour Cheryl. Simplement. Pas la peine de lui coller des rétrofusées...
- Trois-en-un, rien que ça ! Y'a pas marqué La Poste, là...
- Tu regardes trop la publicité Raymond, si tu continues, ton sens de la repartie va s'en ressentir.
- Et alors ? Honni soit qui mal y pense, comme disent les pilotes de la R.A.F...
- Zombi soit qui mal y pense, Raymond, zombi soit qui mal y pense...
Sur cette réplique sibylline, Gabriel laissa Raymond comme deux ronds de flan et se dirigea vers la sortie du hangar. Une fois dehors, il leva les yeux au ciel, se remémorant les dernières lignes de Ringolevio.
"Ils ne se mettaient pas en avant, ils ne se laissaient pas avoir. Ils connaissaient bien les crétins instruits qui partaient en guerre contre de faux-semblants dans des combats bidons. Ils tuaient ce qui avait besoin d'être tué. Ils en avaient marre d'en avoir marre. Ils trompaient la tromperie à coups de vérité. Ils écartaient les fesses de la démocratie pour baiser son petit trou du cul brun...
Ils, ceux-là, les sans-nom, eux, Allons, rien ne peut déplacer une montagne, sauf elle-même. Et tous ceux-là, il y a bien longtemps qu'ils s'appellent moi."
Regarder en arrière
Fin
Et oui ! Ca y est vous avez tout lu !
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