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Magie blanche contre magie noire
Le chuintement des pneus de la limo sur les pavés de la ruelle se tut à la hauteur du pavillon, laissant place au silence du petit matin, traversé par le bourdonnement de la fabrique de roulements à billes d'à côté. La bouche sèche et le cur battant, Gabriel entendit le bruit assourdi d'une portière qui claque, puis des pas se rapprocher. Il lança un regard inquiet vers le garage, espérant que Drissa n'allait pas craquer, puis vit par les interstices du portail un homme en costume monter les escaliers du perron, une mallette à la main. Il disparut derrière la première porte...
Le Poulpe compta mentalement jusqu'à dix et s'élança à sa suite, Luger au poing. Il déboula dans l'entrée alors que l'homme se penchait pour poser sa mallette au pied de l'escalier. Celui-ci eut à peine le temps de se retourner et d'ouvrir des yeux ronds qu'un coup de crosse bien ajusté l'envoya se coucher sur les marches. Sans perdre de temps, Gabriel le traîna dans le salon et le jeta dans un fauteuil. Alors, seulement, il s'accorda le temps de souffler. Il prit une chaise et s'assit en face de l'homme, attendant tranquillement qu'il reprenne ses esprits, le Luger toujours pointé vers lui.
Maître Hyppolite, dit l'Haïtien, n'avait rien en apparence d'un sorcier sanguinaire, pas plus que d'un locataire sans le sou de la Moskowa. Costume sombre bien coupé, lunettes en écaille à verres épais, visage joufflu, la quarantaine environ, il avait tout du black bon ton, du genre qui a fait des études dans une université française et lit le Monde diplomatique chaque semaine. Le Poulpe hésita à appeler Drissa puis se résolut à rester seul un moment avec l'Haïtien, histoire de pouvoir le cuisiner plus vigoureusement, si nécessaire.
Au bout de quelques instants, Maître Hyppolite revint à lui. Il ouvrit les yeux, que ses verres de myope contribuaient à rendre petits et cruels, et se frotta la nuque.
- Que signifie...
- Ta gueule, sorcier de mes deux, vociféra le Poulpe, c'est moi qui pose les questions.
- Je ne vous permets pas...
Le Poulpe visa la rotule et étendit la jambe. L'Haïtien étouffa un cri de douleur.
- Je te le répéterai pas deux fois, Ducon : n'essaye pas de le prendre de haut sinon je te fais redescendre vite fait de ton petit piédestal. Je sais parfaitement à quelle enflure j'ai affaire, il me manque juste quelques liants et tu vas me les indiquer gentiment.
L'air hautain de l'Haïtien se métamorphosa en une expression de rage froide et rentrée. Ses yeux faisaient des allers et retours du visage du Poulpe au canon du Luger.
- À la bonne heure. Voilà une tronche extérieure qui correspond mieux à la pourriture intérieure... D'abord, où est le fric ?
Maître Hyppolite se tortilla sur son siège et recommença à prendre des airs offusqués. Cette fois-ci, Gabriel ajusta son coup de pied un peu plus haut et écrasa l'entrejambe du talon. L'Haïtien se plia en deux en gémissant.
- Magne-toi, j'ai pas que ça à faire. Je répète : où est planqué le fric que t'as soutiré à Henri Guédélia ?
L'Haïtien releva la tête en se massant les parties. Des gouttes de sueur perlaient sur son front et il avait perdu une grande partie de sa superbe.
- Je ne connais personne de ce nom... bégaya-t-il. Mais si c'est de l'argent que vous voulez, j'ai quelques billets dans mon portefeuille. Si vous voulez, je peux... dit-il en tendant la main vers la poche intérieure de sa veste.
- Bouge pas ! Encore un geste et je t'envoie du côté des morts, des vrais, de ceux qui ne reviennent pas. Je sais parfaitement que tu connais Guédélia. Tu as habité dans son immeuble, il t'a payé pour faire peur aux occupants et, comme tu en voulais plus, tu l'as fait chanter. Mais il résistait, alors tu l'as tué. Je me trompe ?
À la vue de la mine grise et effondrée de l'Haïtien, le Poulpe sut qu'il avait mis dans le mille. Celui-ci tenta quand même de se défendre, sans grande conviction.
- Je suis citoyen haïtien, j'ai un passeport diplomatique, vous ne savez pas à qui vous parlez, vous...
- Tututut ! Je connais la chanson et je me fous de tes appuis à la con. À ce propos, dis-moi comment t'as connu Guédélia ? C'était à Haïti, non ? J'ai vu une photo de lui là-bas...
Comme Maître Hyppolite tardait à répondre, Gabriel se leva de sa chaise et, pour varier les plaisirs, lui envoya un coup de crosse au-dessus de l'oreille. Les lunettes de l'Haïtien giclèrent et ses petits yeux de myope se mirent à pleurnicher. Il commençait à être mûr.
- Vas-y, accouche ! menaça le Poulpe en se rasseyant.
- Guédélia est venu en 85 à Haïti, marmonna-t-il lentement, la tête dans les genoux. Il était là pour former les anesthésistes du nouvel hôpital de Port-au-Prince. C'était la fin du régime de Baby Doc... Le déchoukaj commençait... Ça sentait mauvais pour nous, les Tontons-macoutes...
- C'est quoi le déchoukaj ?
- Le déracinement, la destruction systématique de tous les symboles des Duvalier... Des dizaines de Tontons-macoutes ont été lynchés ou brûlés vifs. Je suis parti à temps et Guédélia m'a aidé...
- Pourquoi ? demanda le Poulpe.
- J'étais chargé de sa sécurité... On avait sympathisé. Et puis mes connaissances dans le pouvoir des plantes l'intéressaient, pour son métier...
- Et pour le remercier, tu l'as tué... Sympa, la reconnaissance vaudou !
- C'était il y a plus de dix ans... Il s'en est passé des choses depuis...
- Comme la zombification de Kamel et Djaoud... Qui a eu cette idée de taré ?
L'Haïtien mima l'incompréhension. Preuve qu'il n'avait pas encore eu sa ration de pains quotidiens.
- Fais gaffe, à ce rythme-là, tu vas rapidement friser l'indigestion, fit le Poulpe en lui envoyant sa grande paluche, paume en avant, sur l'arête du nez.
Ce coup-ci, l'Haïtien se mit carrément à sangloter.
- Guédélia m'avait donné carte blanche... C'est moi qui ai eu l'idée des zombis, connaissant les habitants de l'immeuble... Mais qui êtes-vous, bon Dieu ?
- Les Brigades du Poulpe... D'ailleurs, j'entends mes collègues qui arrivent... Magne-toi de me dire où est le pognon !
L'Haïtien regarda vers la porte d'entrée, une lueur d'hésitation dans les yeux.
- On partage ? proposa-t-il.
La réponse du Poulpe, sous forme d'une pluie de taquets, fut interrompue par l'ouverture de la porte d'entrée.
- Sauvé par le gong ! T'as de la chance... fit Gabriel en regardant entrer Drissa, impavide, suivie de Kamel et Djaoud, plus morts vivants que jamais.
Un bref moment d'inattention qui suffit à l'Haïtien pour surprendre Gabriel, bondir sur lui et le désarmer... Drissa et les autres n'avaient pas bougé.
- Alors, monsieur je-sais-tout ? pérora aussitôt l'Haïtien en pointant nerveusement le Luger vers Gabriel. Tu croyais peut-être que j'allais laisser un putain de Blanc sorti de nulle part me mettre des bâtons dans les roues ?
Le Poulpe ne répondit pas à l'insulte et se contenta de soutenir le regard de l'Haïtien en jurant intérieurement contre sa propre bêtise. Puis il jeta un coup d'il à Drissa, pris d'un doute affreux... Toujours immobile, les yeux presque aussi fixes que ceux de Kamel et Djaoud, elle contemplait la situation avec un vague sourire aux lèvres.
L'Haïtien s'approcha d'elle sans cesser de menacer Gabriel.
- Je savais bien que tu allais te ranger du bon côté, lui dit-il. On va se débarrasser de ce fouille-merde et des deux autres, et puis filer à l'aéroport. Tout est arrangé maintenant...
Drissa acquiesça.
- Ouais, fit-elle, tout s'arrange...
- Pourquoi t'as été chercher mes deux "esclaves" ? demanda l'Haïtien, goguenard.
- Comme ça... J'ai pensé que tu aurais peut-être besoin d'eux... Ils t'ont bien servi jusqu'ici.
- Tu parles ! Pas fichus d'effrayer une souris... J'avoue que c'était pas la meilleure idée que j'ai eue, avec toutes les épaves qui traînent à la Moskowa, personne n'a fait la différence... Enfin, maintenant, ça n'a plus d'importance... Comment se débarrasser d'eux, t'as une idée ?
- On pourrait peut-être les laisser partir, qu'est-ce qu'on risque ? répondit Drissa.
- T'as raison, de toute façon, on sera loin quand on les retrouvera... Par contre, lui... fit-il en agitant le Luger vers le Poulpe, si j'avais le temps, je lui aurais bien préparé une petite cérémonie à ma façon...
- Enferme ce con, ça suffira, répondit Drissa.
Gabriel, K.O. debout, n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles. Il s'était fait avoir jusqu'à l'os par les deux Blacks, qui devisaient maintenant tranquillement des modalités de son élimination. Quel cauchemar !
L'Haïtien était trop loin de lui pour qu'il tente quoi que ce soit et il ne faisait aucun doute que s'il bougeait ne serait-ce qu'un petit doigt, l'ex-Tonton-macoute n'hésiterait pas à lui expédier un pruneau de 9 mm dans le buffet. Certes, il n'était pas encore dans la cave mais il fallait reconnaître que ça sentait déjà le sapin...
- Au fait, s'enquit soudain Drissa, t'as bien le pognon dont tu m'as parlé ?
- T'inquiète pas, répondit l'Haïtien en désignant la mallette posée au pied de l'escalier, on va expédier ça au Brésil par valise diplomatique et le tour sera joué...
À ces mots, Drissa sourit largement et frappa dans ses mains comme pour applaudir. Même les zombis derrière elle manifestèrent une certaine agitation. Quelle pute, pensa le Poulpe. Mais, obéissant sans doute à son claquement de main, la garde prétorienne de Drissa, tomba à bras raccourcis sur l'Haïtien, un peu lentement certes mais dans un bel ensemble. Dans la mêlée qui s'ensuivit, un coup de feu partit dans le mur et le Poulpe profita de la stupeur générale pour se ruer sur l'Haïtien et lui arracher le Luger.
- La mouche a encore changé d'âne, dirait-on... souffla le Poulpe en pointant le canon sur le front de l'Haïtien, toujours à terre, immobilisé par Kamel et Djaoud.
- Drissa, espèce de salope ! vociféra l'Haïtien en se débattant comme un possédé. Que Gédé t'emporte dans les limbes, toi et toute ta descendance...
Gabriel le fit taire d'un coup de Doc dans la gueule.
- Drissa, ma douce, fit-il en se tournant vers elle, tu m'as foutu une de ces trouilles...
Elle s'efforça de sourire, malgré son teint verdâtre et le léger tremblement qui l'agitait.
- Tu ne me faisais pas confiance ?
- Euh... C'est-à-dire que... Tu joues très bien la comédie !
- J'ai l'habitude, avec les enfants...
- J'espère que tu leur apprends des jeux moins dangereux...
Le Poulpe reporta son attention sur l'Haïtien, qui se traînait discrètement vers l'escalier, chevauché par Kamel et Djaoud dont la brève échauffourée semblait avoir annihilé les dernières forces.
- Vas-y, sac à merde, continue comme ça et donne-moi une bonne raison de te trouer la peau... Ça me soulagera la conscience une fois que j'aurais appuyé sur la détente.
L'Haïtien s'immobilisa aussitôt.
- Comment t'as fait, pour eux ? demanda le Poulpe à Drissa.
- Ils n'ont plus été drogués depuis plusieurs jours, ils sont simplement épuisés... Ça a été facile de les convaincre de se venger de cette pourriture...
- Ça va, les gars, mission terminée, fit Gabriel en s'approchant du tas qu'ils formaient avec l'Haïtien et en les aidant un à un à se relever. Le cauchemar est terminé, dans quelques jours, il n'y paraîtra plus...
- Et... et lui ? fit Kamel d'une voix d'outre-tombe en désignant l'Haïtien.
- On... veut... se... le... bouffer... ajouta Djaoud, plus zombi que nature.
- Laissez faire l'expert, intervint Gabriel. Une jolie limousine nous attend dehors. Installez-vous confortablement tous les trois, je m'occupe de lui et je vous rejoins...
- Qu'est-ce que t'as l'intention de faire ? questionna Drissa. Tu vas pas...
- La mort serait trop douce pour une ordure pareille... Va à la voiture... et n'oublie pas cette petite mallette !
L'Haïtien se recroquevilla contre l'escalier et ne put s'empêcher de laisser échapper un sanglot tandis que Drissa, Kamel et Djaoud passaient la porte d'entrée avec le précieux bagage.
- C'est fini pour toi, mon pote, fit le Poulpe une fois seul avec l'Haïtien. Zombi la mouche comme dirait l'autre ! Pourtant, tu vois, il y a encore plusieurs choses qui m'emmerdent dans cette histoire... D'abord, avoir mis si longtemps à te tomber dessus. Ensuite, avoir douté de Drissa, ne serait-ce qu'une seconde, à cause de tes talents de manipulateur. Et puis que, même si tout est bien qui finit bien, cela ne change rien aux problèmes de la Moskowa, dont tu n'es qu'un épiphénomène vicieux. Enfin, que ce soit toi, un Noir, qui portes le chapeau : tu me diras, y'a des pourris partout, mais j'aurais préféré m'expliquer avec Guédélia, malheureusement t'es passé avant moi... Ça a l'air de t'étonner ? Cherche pas à comprendre et te fais aucune illusion sur ma détermination. Je pratique pas la magie des deux mains mais je vais te zombifier à ma façon... Tu vas pourrir un bon bout de temps dans la tombe que tu as aménagée pour Kamel et Djaoud et, si jamais tu en sors un jour, je vais m'arranger pour que ce soit d'une démarche bien raide, tu piges ? Allez, debout ! Profite une dernière fois de tes rotules...
En se levant, Maître Hyppolite laissa une flaque nauséabonde sur le parquet, et le Poulpe la photo de Guédélia à Haïti bien en évidence...
Quelques minutes plus tard, une limousine noire avec un Solex sortant du coffre passait sous les périphériques de la porte de Saint-Ouen puis obliquait en tanguant dans la rue Vauvenargues en direction du quartier de la Moskowa.
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