Voila l'été






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Pourquoi Zombi la mouche en direct

La petite maison des horreurs


Trois quarts d'heure plus tard, le Poulpe cadenassait le Solex à l'entrée de la rue Bisson, une impasse longue d'une centaine de mètres, coincée entre une fabrique de roulements à billes et un cimetière, en pleine zone industrielle de Saint-Ouen. Il était près de minuit. Une mauvaise heure s'il en était. Trop tôt ou trop tard pour essayer quoi que ce soit qui risquerait de mettre la vie de Drissa en péril, si elle était bien là. Difficile aussi de guetter du mouvement, d'espérer une sortie qui lui permettrait de s'introduire dans la maison... Mais il fallait quand même tenter le coup. La première occasion serait la bonne.
Le Poulpe s'engagea à pas de loup dans la ruelle pavée et mal éclairée, passant au ralenti devant des pavillons minables et sans vie. 3... 5... 7... 9... 9 bis... Le 9 ter était l'avant-dernière maison de l'impasse. Le Poulpe ralentit encore son allure le temps de détailler l'endroit, une construction tout en hauteur en briques sombres, avec un portail défoncé qui donnait sur un petit garage à mi-sous-sol, au-dessus duquel la maison s'élevait, vaguement sinistre avec ses fenêtres sans lumière et sans volets qui ressemblaient à des yeux morts. Aucun nom visible près de la sonnette ou de la boîte à lettres et, pourtant, un large sourire se dessina sur le visage du Poulpe. Un sourire un brin carnassier. Par la porte entrouverte du garage, il venait de reconnaître un véhicule qui ne lui était pas tout à fait inconnu. Il alla jusqu'au bout de l'impasse d'un pas décidé mais, aucune planque ne s'offrant à lui, à moins de pénétrer chez un voisin et de risquer de déclencher le hurlement d'un chien ou d'une sirène, il se résolut à s'agenouiller à l'ombre d'une façade voisine, légèrement en renfoncement par rapport à la rue. Certes, de là, il n'avait aucune vision de ce qui se passait à l'intérieur du 9 ter mais, si quelqu'un venait à entrer ou à sortir, il ne pouvait pas le rater... Et c'est ce qu'il attendrait pour intervenir, tout simplement parce qu'il n'était pas le GIGN à lui tout seul.

Les minutes, puis les heures défilèrent. Pour lutter contre l'assoupissement et rester vigilant, Gabriel se remémora le film des événements... La disparition des cadavres de la morgue, la découverte des injustices de la Moskowa, les putes junkies du boulevard de la Chapelle, les yeux trop verts de Drissa, les élucubrations de son père, l'apparition cauchemardesque des deux zombis, le cadavre décapité d'un chien et les cérémonies vaudou sous le cimetière de ses congénères... À force de faire passer et repasser ces images sur l'écran de sa nuit blanche, elles se fondirent en un kaléidoscope délirant et hallucinatoire, en perdant bientôt toute réalité. La solution, une partie en tout cas, se trouvait-elle vraiment là, à quelques mètres de lui, au fond de cette impasse sordide ? Allait-il pouvoir mettre un visage, mieux, donner une explication à cette barbarie teintée de surnaturel ? Il refit encore une fois le chemin en sens inverse, éliminant les fausses pistes, l'affaire de dope, la machination politico-immobilière, pour parvenir à cet homme mystérieux et insaisissable qui, une fois Henri Guédélia éliminé, devenait le suspect numéro un, cet homme qu'il brûlait et redoutait d'affronter, cet Haïtien dangereux, volatile, démoniaque et...
Le Poulpe fut réveillé par un bruit de moteur qu'on démarrait. Le cœur battant, il consulta sa montre : tout juste sept heures du matin. Bercé par le cercle vicieux de ses visions, il s'était assoupi. Il se maudit intérieurement et se plaqua contre le renfoncement. La camionnette sortit en marche arrière du garage, se remit dans l'alignement de la ruelle et démarra vivement. Gabriel avait juste eu le temps d'apercevoir une silhouette unique au volant. Bon. Il fallait se dire que la voie était momentanément libre, et y croire... Il laissa passer une poignée de minutes pour s'assurer que la camionnette et son occupant étaient bien partis puis il se dirigea rapidement vers l'entrée du pavillon. Le portail défoncé était resté ouvert, ce qui pouvait signifier plusieurs choses : soit le maître des lieux était vraiment sûr de lui et des personnes qu'il détenait, soit il avait emmené tout le monde avec lui, soit il allait revenir d'un instant à l'autre, soit le Poulpe arrivait trop tard... Il ferma les yeux et serra les poings pour chasser cette dernière éventualité et gravit silencieusement les cinq marches qui menaient au perron, situé sur la gauche de la maison. La porte battante qu'il poussa l'amena dans une sorte de vestibule qui abritait la vraie porte d'entrée, dont la moitié supérieure était vitrée et protégée par de la ferronnerie. Il respira trois fois à pleins poumons pour maîtriser son stress et colla yeux et oreilles contre le métal. Ne percevant ni lumière ni agitation, il sortit son passe d'une main et son Luger de l'autre. Dix secondes plus tard, il était dans la place...
Comme le laissaient supposer les dimensions extérieures du pavillon, les pièces étaient ridiculement petites. À sa droite, une cuisine en bordel de huit mètres carrés, à sa gauche un salon à peine plus grand et devant lui un escalier qui grimpait à l'étage. C'était tout pour ce niveau. Il s'engagea dans l'escalier en tendant l'oreille et en serrant le Luger. À mi-parcours, les marches bifurquaient à quatre-vingt-dix degrés. Le Poulpe marqua une pause avant de s'élancer à l'aveuglette dans le virage, pistolet en avant. Personne. Il continua sa montée doucement et s'allongea sur les dernières marches, juste avant le palier. La tête au niveau du sol, il jeta un coup d'œil dans la pièce de droite puis dans celle de gauche. Elles avaient des dimensions identiques à celles du bas, l'une servant apparemment de bureau, l'autre de débarras. Juste devant l'escalier, une porte entrouverte laissait deviner un petit cabinet de toilette. Gabriel se redressa et poussa précautionneusement la porte du pied. Vide comme les autres pièces. Il avait beau être soulagé de ne pas se retrouver face à une armée de zombis affamés, ce trop grand calme commençait à l'inquiéter. Où était Drissa ? Où étaient Kamel et Djaoud ? C'est à ce moment qu'il entendit un craquement venant du dessus. Ses doigts se crispèrent aussitôt sur le Luger. Quel imbécile ! Il y avait encore un étage... Il aperçut dans un coin du débarras l'échelle de meunier qui menait sans doute à des combles aménagés mais resta figé sur place. Comme piège à con, il n'y avait pas mieux : il suffisait de grimper gentiment et de passer sa tête comme une fleur en haut des marches pour se faire allumer. Chiotte ! C'était trop facile aussi. Quelqu'un l'attendait sans doute là-haut avec un flingue ou un bon bâton et dans ce cas, il ne pourrait absolument rien faire. Le coup du donjon, la poix brûlante en moins. Pourtant, il allait pas rester scotché là des plombes, la camionnette pouvait revenir d'un moment à l'autre... Il réfléchit à toute vitesse, avisa un balai posé contre un mur, s'en empara, y planta sa casquette et estima la hauteur du plafond. Ça pouvait marcher, même si ça faisait un peu Oui-Oui détective... Gabriel s'approcha en silence le plus près possible de l'échelle de meunier, puis se mit à marcher sur place de plus en plus fort tout en faisant monter progressivement sa casquette dans l'ouverture de l'escalier. Aucun coup de feu ou autre n'accueillit son arrivée triomphale au faîte des marches. Au contraire, un "mmmmm..." encourageant se fit entendre. Le Poulpe laissa tomber son leurre et gravit l'échelle en un éclair : Drissa était bâillonnée et attachée au pied d'un lit qui occupait presque toute la pièce mansardée, au centre de laquelle Gabriel pouvait à peine se tenir debout. Drissa portait des traces de coups au visage et éclata en sanglots aussitôt qu'il la libéra. Il la laissa pleurer contre son épaule en lui caressant le visage et les cheveux puis, quand elle fut un peu calmée, il lui releva la tête et lui demanda :
- Il est parti où ?
- Chercher des billets d'avion... hoqueta-t-elle. Comment t'as fait pour me retrouver ?
- Je te raconterai ça plus tard... Tu n'es pas blessée ?
- Non... Je crois pas. Quand il m'a emmenée dans sa camionnette, je me suis débattue et il m'a frappée... C'était quand déjà ? Hier ? Avant-hier ? Je sais même plus...
- Hier matin sans doute, quand t'allais au boulot.
- C'est ça... Une camionnette s'est approchée du trottoir et j'ai cru qu'on voulait me demander un renseignement. Et puis il a ouvert la porte et je l'ai reconnu, mais c'était trop tard... Il m'a tirée de force.
Ses grands yeux verts se brouillèrent à nouveau.
- Je sais que c'est pas vraiment le moment mais tu aurais pu me dire que tu le connaissais disons... intimement.
- Et ça aurait changé quoi ? fit-elle en reniflant. Tu crois peut-être que j'en suis fière...
- J'aurais pu te mettre en garde, te protéger. Enfin... c'est pas grave. C'est quoi cette histoire de billets d'avion ?
- Il veut partir au Brésil, et il veut m'emmener avec lui. Il est fou. Si je refuse, il me droguera et je deviendrai comme Kamel et Djaoud, je ferai ses quatre volontés...
- Ils sont ici ?
- Je sais pas... je crois.
- C'est vite vu, il n'y a que le garage que je n'ai pas visité. On va aller voir...
- T'es dingue ! glapit Drissa, terrorisée. Il faut se tirer d'ici vite fait, il peut arriver d'une minute à l'autre.
- Pas question. Je veux entendre sa confession et libérer Kamel et Djaoud, si c'est possible. Après, on se tire et on prévient les flics...
Gabriel aida Drissa à se relever et commença à descendre l'escalier.
- Et mes parents ? demanda Drissa.
- T'inquiète pas. Je les ai vus hier soir et je leur ai dit que je te retrouverai... Cela dit, vu l'heure, je pense qu'ils ne vont pas tarder à se pointer au commissariat pour déclarer ta disparition.
- On pourrait peut-être les appeler...
- Ils sont pas chez toi... Je les ai fait dormir à l'atelier de la rue Bonnet. On essayera de les joindre plus tard. Viens...
Ils descendirent jusqu'au rez-de-chaussée, où ils attendirent un peu pour être sûrs que la camionnette n'arrivait pas. Après quoi, le Poulpe tira Drissa par la main jusqu'au garage. Ils mirent un bon moment à trouver Kamel et Djaoud. À force de taper sur les murs, Gabriel finit par dénicher une cache, dissimulée par un mécanisme sophistiqué d'armoire métallique coulissante. À l'intérieur, à la lueur de sa mini Maglite, il découvrit un spectacle de cauchemar : un sordide cachot de quatre mètres carrés à peine, brut de béton et sans aucune ouverture. Par terre, un seau renversé dégageant une odeur nauséabonde d'urine, des excréments et des bouts de pain rassis. Et, prostrés sur leurs lits superposés, Kamel et Djaoud, qui émirent un vague grognement quand le faisceau de lumière les accrocha, avant de retomber dans une torpeur inquiétante.
- Ne rentre pas, prévint Gabriel. C'est pas beau à voir... Reste dehors et surveille plutôt l'impasse.
- Ils sont morts ? cria Drissa.
- Ils n'en sont pas loin... répondit Gabriel en entrant sans respirer dans l'atroce cellule pour aller vérifier de près l'état des deux zombis. Ils n'ont pas dû être beaucoup alimentés ces jours-ci ! cria-t-il. Et à deux dans ce mouroir, sans air ni lumière, ils n'auraient pas fait de vieux os...
Il ressortit et respira à fond.
- À ton avis, qu'est-ce qu'il comptait en faire ? demanda Drissa.
- Les laisser crever là, certainement, puisque maintenant ils ne servent plus à rien. On aurait mis du temps à retrouver leurs corps, en admettant que quelqu'un s'intéresse encore à deux cadavres insignifiants, deux toutes petites morts dans le ventre énorme du monde.
- C'est affreux ! fit Drissa en se frottant les bras, comme prise de frissons.
- Oui, et je pense que t'avais de bonnes chances de les rejoindre si tu lui résistais...
- Mais pourquoi tout ce cirque ? se révolta-t-elle.
- Il ne t'a rien expliqué ?
- Non. Il m'a juste dit qu'il avait touché un paquet de fric, qu'il avait de grands projets au Brésil et qu'il n'hésiterait pas à réduire à l'état de zombis tous ceux qui se mettraient en travers de sa route... C'était le cas de Kamel et Djaoud ?
- Pas vraiment. Eux, il en a fait ses esclaves pour arriver à ses fins...
- Qui étaient ?
- Vous chasser de la cité Durel, tout simplement. Il a peut-être fait la même chose dans d'autres immeubles d'ailleurs...
Drissa se mordit les lèvres.
- Nous chasser ? Tu crois que mes parents avaient raison, que c'est lui le responsable de tous nos emmerdes ? Et pourquoi il aurait fait ça, quel intérêt pour lui ?
- Le fric... Il t'a dit lui-même qu'il en avait touché un paquet. Le seul truc dont je ne sois pas tout à fait sûr, c'est qui l'a payé pour vous mettre dehors. Je pensais que c'était le proprio de l'immeuble, mais il est mort... Ça n'empêche pas, remarque, mais ça peut venir de plus haut aussi, de futurs acheteurs par exemple... On en saura plus tout à l'heure.
Drissa se recroquevilla sur elle-même.
- T'es sûr de vouloir rester ? Si on se tire et qu'on prévient les flics, ça suffit, non ?
- Je suis pas persuadé qu'ils soient très compétents pour ce genre d'affaire. Et puis, des fois qu'il ait des appuis...
Ce que le Poulpe n'osait avouer à Drissa, c'est qu'il était également intéressé par "le paquet de fric" de l'Haïtien. On avait beau agir pour la noble cause, les bons sentiments ne nourrissaient pas leur homme et ne suffiraient pas à remettre en état de vol le Polikarpov I-16 qui sommeillait à l'aéroport de Moisselles...
- Nous foutre dehors... reprit Drissa... pour du fric... Quel salaud ! Quand je pense que j'ai baisé avec cet enculé ! Mais pourquoi nous, bon Dieu, pourquoi nous ?
- C'est facile à comprendre... enfin, pas tant que ça, vu le temps que ça m'a pris ! C'est Khams et sa petite bande qui m'ont fait découvrir le pot aux roses grâce à ce qui se passait rue Bonnet. Vu les projets immobiliers en cours à la Moskowa, de nombreux propriétaires veulent vendre. Et donc expulser. Ils ont tout intérêt à se débarrasser rapidement des occupants des immeubles pour en tirer le meilleur prix. Ça n'intéresse personne aujourd'hui de racheter un immeuble habité par des gens qu'il va falloir expulser ou reloger. Surtout si, comme c'est le cas rue Bonnet, les locataires se sont organisés en comité et qu'ils ont entamé des procédures judiciaires pour établir la réhabilitation des lieux ou la révision des arrêtés d'expulsion. Dans ce cas-là, les choses peuvent traîner longtemps... En plus, l'hiver arrivant, impossible d'entamer quoi que ce soit... Du coup, certains ont recours à des méthodes plus expéditives. Rue Bonnet, ils ont essayé les gros muscles. Cité Durel, ils l'ont plutôt joué Halloween !
- J'le crois pas, j'le crois pas...
Gabriel laissa Drissa ruminer son incrédulité. Il avait parfaitement entendu le moteur d'une grosse voiture qui s'engageait dans la ruelle avec trop de calme, un peu comme la mort qui s'avancerait lentement, sans hâte et inexorable. Il se risqua à jeter un œil et aperçut une limousine noire immatriculée Corps Diplomatique roulant au pas.
- Drissa, vite ! Cache-toi dans le garage et ne bouge pas avant que je t'appelle...
- Qu'est-ce que... C'est lui ?
- Je sais pas ! Planque-toi ! intima Gabriel en empoignant le Luger et en se plaquant derrière le portail.


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