Voila l'été






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Pourquoi Zombi la mouche en direct

Le Parisien délibéré


Il était quinze heures passées quand le Poulpe poussa de son long bras la porte du Pied de Porc à la Sainte-Scolasse. Derrière son comptoir, Gérard, le patron, fronça les sourcils, qu'il avait épais et broussailleux, tout en astiquant méthodiquement la pompe à bière.
- Tiens, un revenant ! glapit l'ineffable Louis, engoncé dans son éternel costard gris, en jetant un coup d'œil appuyé vers Gérard.
Devant un tel accueil dans son rade préféré, son port d'attache, Gabriel hésita à gagner sa place habituelle près de la vitrine puis décida finalement de jeter l'ancre au comptoir, histoire de faire front aux quolibets qui n'allaient pas manquer de suivre.
- The show must go on, ce n'est pas à un professionnel du spectacle que je vais apprendre ça, glissa-t-il à Louis en grimpant sur un tabouret du haut duquel il dépassa le petit gros d'une bonne vingtaine de centimètres, tout en ayant toujours les pieds qui touchaient le sol au bout de ses jambes immenses.
- Le show est plutôt froid en ce moment, mon bon monsieur, rétorqua Louis, sans sembler prendre ombrage de la stature imposante du Poulpe. Non seulement le mercure indique à peine cinq degrés, mais la production française bat de l'aile. Même le dernier Bébel n'est distribué que dans six salles et ne risque pas de déplacer les foules !
Louis était comptable de la boîte de location de matériel et costumes pour la télé et le cinéma de la rue Basfroi. Gabriel le côtoyait depuis plus de vingt ans au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, quelque part entre la rue de Charonne et la place Léon-Blum, et ses heures de présence au café étaient inversement proportionnelles au déclin de son activité professionnelle. Au train où allaient les choses, Gérard devrait bientôt lui verser des congés payés.
- Dis donc, Louis, tu commences pas à nous casser les pieds avec tes considérations vaseuses et tu laisses Gabriel nous expliquer la raison de cette visite tardive, intervint Gérard. Maria t'avait mis un rognon de côté pour ce midi, Gabriel.
- Oiseuses serait plus approprié, répliqua le Poulpe à l'adresse de Gérard, tout en admirant l'efficacité avec laquelle le patron faisait briller le zinc à grands coups de torchon rageurs. Quant à ce midi, je suis désolé, mais Cheryl avait pris sa matinée et je me suis un peu occupé d'elle.
- Laisse Gabriel tranquille, cria Maria depuis la cuisine. J'ai vu Cheryl au marché ce matin et elle m'avait prévenue !
- Mais comment je peux faire tourner cette turne, moi, si on me dit rien ? s'emporta Gérard.
Le petit gros se tortilla sur son siège et gloussa. Quand ce n'était pas Gérard et Gabriel, c'était Gérard et Maria, ou Gérard et Vlad, ou Gérard et lui-même. En tout état de cause, Gérard était partout et régnait en maître sur son petit monde dont il était le pivot central, indéboulonnable, officiant au bar comme à la cuisine, tenant le crachoir et la dragée haute aux habitués comme aux clients de passage.
Le Poulpe apprécia quelques instants la concentration avec laquelle il s'adonnait à son cérémonial préféré, faisant disparaître les dernières traces du coup de feu de midi, empilant les soucoupes propres sur le côté de la machine à café encore fumante, essuyant les couverts avec un torchon chaud, jonglant avec une chiffonnette pour faire briller l'évier et son robinet comme si la propreté du monde en dépendait, puis il vit Gérard, la satisfaction du devoir accompli, allumer sa première et unique Gitane de la journée et s'asseoir en face de lui. Tant que des hommes mettraient autant de conscience à faire reluire le derrière d'un comptoir, l'humanité ne serait pas tout à fait perdue.
- À part ça, qu'est-ce que je te sers ?
- Une Grimbergen fera très bien l'affaire, répondit Gabriel.
- Deux ! lança l'un des vendeurs de moquette en gros du carrefour Charonne, raclant ses pieds dans la sciure à l'entrée du bistrot avant de rejoindre la compagnie.
- Bienvenue au club, répondit Gabriel.
Dans l'arrière-salle, où quelques clients tardifs finissaient de déjeuner, on entendit Vlad énoncer avec son fort accent roumain :
- Un pied de porc, un quart de Gamay, deux cafés... ça vous fera soixante-douze, la Sarthe.
- Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? demanda le Poulpe. Vlad apprend la géographie aux clients maintenant ?
- C'est sa dernière lubie, répondit Gérard, il récite à longueur d'addition la liste des départements français.
- Façon de s'intégrer sans doute, hasarda Louis.
- Depuis le temps... rigola le Poulpe.
- À propos de temps, Gabriel, à ton avis y a-t-il une vie après la mort ?
Gabriel dévisagea le petit gros en se demandant ce qu'il mijotait encore pour faire rebondir la conversation. Joignant le geste à la parole, celui-ci lui tendit un exemplaire défraîchi du Parisien du jour, daté du 2 octobre, ouvert à la page faits divers. Gabriel hésita une demi-seconde à le prendre, mais le coup avait été bien amené et tout le monde guettait sa réaction en silence. Personne au Pied de Porc n'ignorait qu'il fuyait la lecture du canard depuis son retour, échaudé qu'il avait été par les quelques semaines de brouille avec Cheryl, consécutive à ses trop fréquentes absences. Mais là, il s'était fait avoir comme un bleu et impossible de reculer, au risque de faire passer le Poulpe pour le dernier des mollusques.
- De quoi s'agit-il ? questionna-t-il ingénument.
- Deux cadavres qui disparaissent de la morgue sans tambour ni trompette, ça devrait intéresser ton esprit tordu, intervint Gérard.
Le Poulpe sentit l'encre du journal lui brûler les doigts.
- Paraît que les deux surveillants n'ont rien vu, ajouta Louis. L'un s'est fait assommer....
- Ce qui tend simplement à prouver que quelqu'un est venu chercher les macchabées, souligna Gérard.
- ... Oui, mais l'autre est en état de choc, incapable de raconter ce qu'il a vu, continua Louis.
- Ce qui veut dire qu'il a eu une sacrée trouille, fit le vendeur de moquette.
Gabriel avala son demi cul sec et plongea délibérément dans l'article du Parisien. Le journaliste titrait : "Macabre disparition à la morgue." On y apprenait en effet que deux cadavres, retrouvés square Marcel-Sembat, derrière la porte de Saint-Ouen, et supposés morts d'overdose, s'étaient mystérieusement volatilisés de la salle d'autopsie où ils étaient entreposés. Le médecin légiste n'avait donc pas pu confirmer la cause du décès et l'identité des deux morts restait inconnue, bien que, de source autorisée précisait le journaliste, l'on évoquait deux jeunes squatters du quartier, où drogue et délinquance régnaient en maîtres. Tout l'étrange de l'affaire était résumé en conclusion par cette interrogation pénétrante : "Les morts s'étaient-ils levés tout seuls ou les avait-on aidés à partir ?"
Sans doute pour combler cette sensation de creux à l'estomac et le léger vertige qui s'était emparé de lui à la lecture du journal, le Poulpe recommanda une Grim.
- Des morts qui marchent ! claironna Gérard en actionnant la pompe à bibine, savent plus quoi inventer !
- Toi qui tous les jours donnes une seconde vie au pied de porc, ça ne devrait pas t'étonner, rigola Gabriel.
- Ils ne courent pas tout seuls dans le restaurant, mes abats...
- Et qu'en pense notre vampire transylvanien ? intervint Louis. A-t-il eu vent de quelques congénères à lui qui rôderaient dans Paris à la recherche de proies faciles ?
Vlad qui passait par-là, les bras chargés d'assiettes, haussa les épaules et, fort de ses connaissances médicales, se lança en marmonnant dans une explication pseudo-scientifique sur les effets des injections de formol. Personne n'y comprit goutte.
- Et si les deux mecs étaient morts à cause de la came qu'ils transportaient dans leur estomac et que quelqu'un avait voulu la récupérer ? hasarda le vendeur de moquette.
Gérard opina du chef.
- Ouaip, conclut-il, morts vivants, vampires, trafic de drogue ou quoi que ce soit, encore un mystère qui de toute façon va passer à la trappe de l'histoire, comme d'hab.
- Qui sait... répliqua le Poulpe, les yeux perdus dans le vague, en posant un Saint-Ex flambant neuf sur le zinc.
La peur, cette douceur indolente et sinueuse, ce plaisir subtil et nécessaire qui lui était indispensable pour se sentir en vie, était bien là, lui provoquant des fourmis dans les jambes. Inutile d'en dire plus. Gérard avait compris, et même provoqué, son arrivée. Car si lors des virées de Gabriel sa présence lui manquait, s'il guettait avec avidité la moindre de ses cartes postales, il pressentait aussi que le Poulpe, animal insatiable qui ne lâchait jamais sa proie, avait besoin de prendre le large et de cracher son encre de temps à autre pour être tout à fait lui-même. Et il n'était pas question que celui-ci renonce à la part sociale qu'il exerçait ni à sa liberté d'agir, fût-ce pour les beaux yeux de Cheryl ou la compagnie de quelques copains de bistrot.
- On est de revue ? demanda Gérard pour la forme.
Le Poulpe déplia sa grande carcasse.
- Je suis chez Cheryl jusqu'à demain. Après....
- Que...
- Saint Jambon et ses gousses d'ail me protègent, merci !


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