Voila l'été






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Pourquoi Zombi la mouche en direct

Au bord de l'O.D.


Décidément, le Solex de Pedro avait besoin d'un bon décalaminage. Raymond, le mécano aux doigts de fée qui retapait le Polikarpov I-16 de Gabriel, aurait fait ça très bien, il aurait même pu le customiser en shopper Harley pour quelques espèces sonnantes et trébuchantes. Malheureusement, l'aérodrome de Moisselles ne se trouvait pas à la porte à côté et le Poulpe avait d'autres chats à fouetter que de se rendre là-bas. Moyennant quoi, dans la montée pourtant pas bien méchante du boulevard Ney en direction de la porte de Clignancourt, le Poulpe frisait la chute faute de vitesse, obligé d'appuyer sur le moteur pour améliorer l'entraînement du galet et de donner de la pédale au moment critique pour éviter le gadin. À toute chose malheur est bon : cela lui laissait au moins le temps d'observer le manège des putes du coin.
Du spectacle qui s'offrait à lui en plein milieu de la nuit se dégageait une impression plutôt déprimante. Les allées et venues des voitures, clients et dealers confondus, étaient incessantes. Entre deux passes dans une sanisette, une dizaine de prostituées aux yeux cernés de noir et à la mine ravagée se shootaient à même le sol, entre deux bagnoles et au milieu des préservatifs usagés. L'horreur absolue. Putes pour se payer leur dose, camées pour oublier qu'elles étaient putes, le cercle infernal s'étalait devant les yeux médusés du Poulpe. La plupart de ces créatures devaient être séropo et le distributeur de seringues installé récemment à l'angle du boulevard Ney et de la rue des Poissonniers n'y changerait malheureusement rien. Il ne ferait qu'attirer un peu plus la faune des dealers et des toxicos dans ce quartier déjà au bord de l'overdose.
Ces images de désolation laissaient un goût de cendre dans la bouche du Poulpe. Toutes ses enquêtes, toutes ses investigations, toutes ses virées pour essayer de rétablir un peu l'équilibre entre gouvernants et gouvernés, exploitants et exploités, enculés et braves types, bref tout son petit travail de fourmi qui lui donnait parfois l'impression, très fugace, de boucher quelques failles, de réparer quelques désordres, tout ça resterait sans effet sur le cauchemar vécu par ces rebuts de l'architecture des choses.
Ho là, halte au vengeur masqué, Gabriel ! Après les fachos de tous poils, l'apitoiement sur soi-même était le pire ennemi du Poulpe. µtre né juste un peu trop tard pour mai 68 et juste un peu trop tôt pour août 77 avait suffi à Gabriel pour ne jamais se prendre trop au sérieux, pour ne jamais se fier à aucune chapelle ni sombrer dans aucun prêchi-prêcha politiquement correct. Parfois seulement, la maladie du monde était trop forte, la peste urbaine trop présente et, dans ces cas-là, le Poulpe ne vanterait jamais assez les vertus de quelques bonnes bières de garde pour faire passer la nausée qui l'envahissait.
Malheureusement, le quartier ne se prêtait guère à la dégustation d'une Alt Bier bavaroise à l'ancienne, aussi Gabriel ravala son amertume et se concentra sur son enquête.
Le square Sembat où l'on avait retrouvé les deux overdosés était à quelques tours de galet et le Poulpe décida d'y jeter un œil. Situé au milieu des tours et des entrepôts SNCF, avec en ligne de mire la cité Charles-Hermite, connue pour ses nombreux toxs et ses petits dealers de hasch planqués dans les cages d'escaliers, le square Sembat était ouvert de jour comme de nuit. Jusqu'à quatre ou cinq heures du matin, dealers et joueurs de foot s'y côtoyaient, interrompus parfois par une descente de flics ou quelques riverains excédés qui venaient pousser une gueulante, vite étouffée par un jet d'insultes ou de canettes de bière. Un vrai petit coin de paradis, quoi... Les grillages étaient défoncés et la décoration futuriste et bariolée disparaissait sous des couches successives de graffs.
Le Poulpe était bien emmerdé avec son Solex. Le laisser dans un coin sombre équivalait à lui dire adieu. D'un autre côté, il se voyait mal aborder un des jeunes du coin au guidon de l'engin et risquer de s'empêtrer dans les pédales en cas de coup dur. Il tourna deux fois autour du square et la chance, ou plutôt la malchance d'autrui, lui sourit.
À son premier passage, l'attention du Poulpe avait été attirée par un vieux qui marchait difficilement en s'aidant d'une canne le long du square. Qu'est-ce qu'il foutait là à cette heure-ci à part chercher les ennuis ? Peut-être avait-il tout simplement voulu se rincer l'œil avec les filles du boulevard en se rappelant le bon vieux temps. En tout cas, au second passage, le petit vieux s'était fait alpaguer par une furie manifestement en état de manque. La fille lui avait littéralement sauté dessus.
- Je te préviens, je suis camée, j'ai rien à perdre, hurlait-elle.
Puis elle lui arracha ses lunettes et sa canne avec laquelle il tentait de se défendre. Le Poulpe stoppa net et laissa tomber le Solex à terre. La fille brandissait les lunettes devant les yeux du vieux terrorisé, menaçant de les écraser s'il ne lui donnait pas son argent.
- Tu vas te magner, ouais, sale con ! cria-t-elle.
Le vieux tendit son portefeuille en tremblant. La fille prit alors l'argent, compta les billets qu'elle enfouit dans ses poches puis se retourna vers le vieux.
- C'est pas assez ! T'as rien d'autre ?
Le petit vieux fit non de la tête. La fille se mit alors à rigoler comme une tarée puis elle lui cracha dessus et laissa tomber les lunettes par terre, qu'elle écrasa d'un coup de basket. Stupéfait, le Poulpe sortit de sa torpeur et chopa la fille alors qu'elle s'apprêtait à se barrer. D'une main, il lui ferma la bouche pour l'empêcher de crier et de l'autre il fouilla dans les poches de son blouson pour récupérer les biftons. Une fois trouvés, il les tendit au vieux en lui faisant signe de s'en aller, ce qu'il fit sans se faire prier.
La fille se débattait comme une diablesse et, bien que ça lui déplût, le Poulpe dut employer la manière forte pour la calmer. Après deux ou trois baffes, il la plaqua contre le grillage du square. Elle se mit à trembler, prête à crier, mais le Poulpe lui montra que ce n'était pas une bonne idée en lui mettant une quatrième torgnole et en posant le doigt sur sa bouche. Les yeux de la fille s'embuèrent et elle se mit à hoqueter.
- O.K., on se calme, fit Gabriel, je ne te veux pas de mal mais j'aime pas trop ce que je viens de voir. Si tu veux du fric, je t'en donnerai. Dis-moi simplement où tu comptais aller le claquer...
La junkie était passée du stade de l'hyperexcitation à la prostration totale. Elle ne semblait plus rien comprendre.
- Ton fric ! À qui t'allais le donner ? Où est ton dealer, bordel ?
- Tu me files combien ? déglutit-elle, reprenant ses esprits.
Le Poulpe sortit le billet de cinq cents qui était roulé dans sa petite poche et lui tendit. Les yeux de la fille s'allumèrent.
- T'en as d'autres des comme ça ? Si tu veux, on peut passer un bon moment tous les deux, minauda-t-elle de façon pathétique.
- Ta gueule, se força à dire durement Gabriel, non parce que la fille le tentait mais parce que le rôle qu'il jouait commençait à le faire gerber. Dis-moi qui te fournit et casse-toi.
La fille lui indiqua une 205 rouge qui stationnait de l'autre côté du square puis fila sans demander son reste, non sans avoir pointé vers lui un doigt vengeur.
Le Poulpe ramassa son Solex en jurant entre ses dents et piqua droit vers l'endroit indiqué. Plus du tout envie de rigoler. Tout ce qu'il voulait, c'était savoir si les deux disparus étaient des familiers du coin puis se tirer vite fait. Il fondit sur la 205 rouge. Arrivé à sa hauteur, il se colla à elle de manière à la rayer de tout son long avec son guidon. Puis il s'arrêta, prit le temps de béquiller et attendit tranquillement le type qui giclait de la bagnole comme une bombe. Malheureusement pour lui, sa carrure ressemblait à un souvenir et le Poulpe le projeta manu militari sur le capot, l'immobilisant avec un étranglement sanguin que son vieux maître de jiu-jitsu aurait apprécié. L'interrogatoire dura moins de deux minutes. Résultat des courses : les deux mecs étaient aussi inconnus dans le coin que le Saint Père lui-même.
Gabriel abandonna le type congestionné sur le capot et regagna l'hôtel Central Montmartre en pédalant comme un damné. Une bonne douche froide et une Bière du Loup Garou achevèrent de le calmer.
Des circonstances de leur mort ou de celles de leur disparition, le Poulpe se demandait maintenant lesquelles étaient les plus obscures. Son instinct lui disait que les deux étaient forcément liées mais pour l'instant c'était pure supputation de sa part. Il fallait continuer à piocher, il allait bien finir par dénicher une pépite. En attendant, la nuit portait conseil...


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