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Comité poulpien : qui se cache derrière ?

Mise à jour :
8 février 1999

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(11/12)

« La Poulpitude, ça n'existe pas »
(chant funèbre)

Albédo

«À la tienne, Gabriel... À la tienne, mon vieux.»

Le plus désagréable pour moi, c'était la perspective de devoir jeter cette poignée de terre sur le cercueil : j'étais infoutu de me rappeler si ce geste ressortissait ou pas à un rituel religieux, et ça me mettait mal à l'aise ; dans le même temps j'étais vaguement curieux de dénombrer lesquels d'entre nous qui s'y livreraient sans barguigner...

Nous étions près de cent cinquante, à vue de goutte au nez, dont trop peu de femmes - presque l'intégralité du feu catalogue s'était déplacée, apparemment. La plupart s'entretenaient par petits groupes, dont j'avais le sentiment que plusieurs s'ignoraient avec ostentation.

Quand le bout de ma Gitane lui a effleuré la manche, mon voisin de droite s'est tourné vers moi en se brossant le bras : «Ça va, pas de dégâts.» Là-dessus, comme si ça allait de soi, il m'a tendu la main : «Lionel Besnier. "Numéro 139"...» J'ai laissé échapper un sourire : «Albédo, "Numéro 138". On a été camarades de promo, vous savez : septembre 98. Le mois du film.» Besnier, lui, n'a éprouvé ni l'envie ni le besoin de sourire ; il a regardé en direction de la fosse : «Il paraît que "Numéro 1" ne viendra pas ? T'es au courant, toi ?» J'ai cherché quelque chose d'un peu piquant mais, n'étant pas le meilleur improvisateur que je connaisse, je me suis abstenu. Derrière nous est monté un murmure :
- «Dites, il voulait pas se faire incinérer, Gabriel ?»
... qui a inauguré une courte salve : «Ouais. Et qu'on le saupoudre au-dessus du Ministère de l'intérieur !»
- «Là-dessus on a lu tout et son contraire, non ?»
- «On a fait mieux : on l'a écrit !»
- «Mais qui c'est qui s'est fadé la corvée, pour finir ?»
- «Delteil, on m'a dit. Il a appelé l'éditeur, mais y avait pas d'abonné, tu penses. Alors il a pris tout ça sur lui...»
Un autre a fait glisser sur la foule un regard rogue : «Moi, du moment qu'y a pas de curé...». À trois places devant moi dans la file, j'ai aperçu un type, cheveux gris et dos larges, debout devant le trou ; il s'est contenté d'y lâcher une phrase - «Ni dieu ni maître. Ni fleurs ni couronnes.» - et un mollard de décembre ; personne n'a tiqué, parce qu'en se détournant il reniflait bruyamment, des sanglots plein les yeux. Quand mon tour est venu, j'ai plongé une main dans ma parka et j'ai laissé choir mes 159 pages sur le bois mort ; là non plus, ça n'a pas produit grand bruit.


«La dernière gorgée de bière...»

On s'est retrouvés une grosse trentaine en face du parc à os - le patron se frottait les mains en courant chercher des pliants dans sa réserve. «On bouffe quelque chose ?»
- «Moi, je peux pas. Juste une 'tite mousse à la rigueur, et j'y vais.»
- «Et comment, que la bière est de rigor. De rigor mortis, qu'elle est !» La première tournée n'était pas encore liquidée que la plupart des auteurs présents rivalisaient déjà de souvenirs féroces, entrelardés de bons mots ; l'humeur était au défouloir, aux anecdotes navrantes, aux détails aggravants...

Dans la demi-heure qui passa alors sur ce bistro - et après tant de mois à fantasmer dans mon coin quant à tout ce qui avait bien pu se passer dans les locaux de notre ex-maison d'édition commune - j'en appris bien plus sur son quotidien que je n'aurais souhaité, de la part des professionnels festivaliers à chevrons qui m'environnaient. Faute de munitions, je restai silencieux, ce qui m'attira l'attention d'un convive : «Et toi ? Ça s'est passé comment, pour toi ?» Sur ma gauche, des conversations repartaient dans d'autres directions. Je me suis gratté l'oreille et, pour les six ou sept auditeurs qui me tendaient un regard patient, j'ai commencé : «Eh ben, longtemps je me suis couché tard... après m'être connecté au Poulpe sur la toile.» Du bout de la table une voix a lancé : «Au quoi ?»
- «Au site Internet non-officiel. Chaque fois que j'y allais, j'espérais lire enfin mon titre dans la liste des parutions annoncées. Parce qu'il faut que je vous avoue : moi, il m'avait fallu un temps fou avant de comprendre que le dernier endroit où on me renseignerait là-dessus, c'était chez l'éditeur !» Quelques ricanements ayant connivé dans mon sens, j'ai poursuivi : «C'est marrant : j'ai découvert que, comme il y a des quasicollisions en aéronautique, dans l'édition il existe des quasiparutions... À l'occasion de ma seule visite chez eux, en février 97 - un an après avoir écrit le texte -, j'ai appris que je n'étais pas inscrit au tableau avant mars 98. J'ai cru que ça voulait dire «en mars 98» : je me voyais déjà au Salon du Livre ! Mais en janvier 98, le seul autre auteur que je connaissais à l'époque m'a appelé ; il en sortait justement, et il m'a annoncé : «J'ai demandé : tu sors en juin !» Sauf qu'en avril je suis tombé sur le catalogue - le grand, là, format P.Q.R., vous vous rappelez ? -, et là le prévisionnel 98 me donnait seulement pour août... Et puis en juillet j'ai reçu un coup de fil pour me demander la quatrième de couverture, et on m'a appris que finalement ce serait pour septembre. J'en ai eu confirmation en août sur PolarWeb.» La même voix a fait : «Sur quoi ?» On lui a répondu pour moi : «C'est un autre site Internet. Ça parle du polar.»
- «Ça, j'avais compris, Ducon !»

J'ai fait tourner ma bière dans son bock (j'avais pris comme mon voisin, mais chez moi la rousse devait avoir du poil aux bulles) : «Putain : septembre 98 ! Deux ans et demi après avoir écrit ! Deux ans tout juste après avoir reçu le contrat...» Un gars - qui complétait sa brune avec du whisky à mesure qu'il la sirotait - a tranché : «C'est ça qui l'a tué, Gabriel, au bout du compte : c'est cette profusion bordélique !» Aussitôt un autre a enchéri : «Faut être lucide : c'est l'idée éditoriale même qui était condamnée d'avance ! Si tout le monde pouvait en faire un, alors n'importe qui aussi !» J'ai opiné : «"N'importe qui, et ce fut moi..." Je suis d'accord avec ça : c'était forcé que la qualité moyenne soit erratique, et que le train commence à se traîner, une fois les locomotives passées... Si mon opus était sorti six mois plus tôt, je suppose qu'à mon niveau moi aussi j'aurais eu ma part dans le déclin qualitatif global de la collection...» Besnier a sursauté : «Hé, tu parles bien pour toi, là, hein ?!» Un type dans mes âges (qu'arbitrairement je rangeai d'emblée dans la seconde centaine des bienheureux parus) a contré : «Merde, vous y êtes pas, là, les gars : ça, c'était la règle du jeu ! Parlez plutôt de gestion !» Une femme - numéro à deux chiffres dans la collection et cinq dans les ventes, m'avait-on dit - a visiblement souhaité calmer le jeu en rabattant le tir sur des cibles hors de notre portée : «Hé, dites : combien d'entre nous se rappellent avoir vu "Numéro 1" à la télé professer que les manuscrits paraissaient dans l'ordre où ils arrivaient ?» J'ai posé ma cigarette sur son filtre et parmi d'autres j'ai levé la main. Elle a repris : «Bon. Et combien y ont cru...?» J'ai gardé la main en l'air ; cette fois j'étais beaucoup moins nombreux - autour de moi ça riait jaune paille.

J'ai repris la parole, que personne ne me disputait plus : «Les droits d'auteur, c'est une chose, bon, mais moi, faire le deuil, je peux encore : on sait où est le cadavre, on sait de quoi il est mort. Ce qui me troue le cul, c'est le modus operandi. Et le pire - je sais pas combien d'entre vous pensent comme moi -, ce qui pollue ma rogne, c'est que je peux pas m'empêcher d'être reconnaissant à... à "Numéro Un" - à lui et à Bestiole - pour... pour ça, quoi : pour Gabriel ! C'est que finalement j'y aurai cru, un temps, moi, à... à ce qui a tout mis en branle... à la... "la poulpitude" !... Ah, ça me dégringole que ça finisse comme ça : dans le non-dit... le déficit d'information... Je veux bien que la pratique des rapports humains soit une science ardue, mais se planter comme ça au contrôle continu, faut être têtu !... Ah, quelle foirade ! Quel gâchis.» L'un de nous était plus sérieusement allumé que la moyenne ; il avala ce qu'il lui restait de postcomburant et partit en vrille : «Allez : à Gabriel, les veuves !» Personnellement je ne me sentais plus à ça près : «C'est ça : à Gabriel, et à ses fossoyeurs. Je parle pour moi, "Numéro 139" !»
- « C'est ça : à nous...»


«...et autres consolations pour groupuscule.»

Quand un serveur a allumé les premières lumières du bistro, plusieurs ont commencé à se lever, comme ils pouvaient. «...Bon, ça ira pour aujourd'hui, moi. Quelqu'un va sur Saint-Laz'...?»
- «Ouais. Je t'emmène si tu veux : j'ai mon R.E.R. !»

Au moment où on se quittait, l'un de nous - je n'ai jamais su son nom - a secoué un Libé pour capter l'attention générale : «Hé ! À propos, vous avez lu, pour la rue Debelleyme ? Ce bail commercial à céder, là... Y a déjà deux entreprises qui ont essayé de s'installer, mais apparemment il se passe des trucs bizarres, la nuit, dans les bureaux : une femme de ménage jure qu'elle a vu un fantôme d'un mètre quatre-vingts passé qui se torchait avec du papier machine...!» Comme personne ne relançait, il a essayé de pousser : «Ben alors quoi ? Vous croyez pas que...? Lui, il se serait jeté là-dessus comme le libre marché sur le pauvre monde, non ? Non ?» Quelqu'un a sentencé : «On te le laisse. T'as qu'à faire un bouquin.» C'est sur ça qu'on s'est tous séparés.

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A suivre ...

 
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