> Le Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, est un justicier
anar créé par l'écrivain Jean-Bernard Pouy, un héros de romans policiers dont chacune
des aventures est écrite par un auteur différent. Charles Gassot, producteur de films, a demandé
à Pouy et Patrick Raynal, écrivain et directeur de la Série noire, d'adapter ce héros
à l'écran. Pouy s'est reglissé dans la peau de son personnage pour enquêter sur le tournage.
LE TOURNAGE DES POSSIBLES
- Ça y est, ils tournent un film sur toi, hurla Gérard, hilare, de derrière son comptoir.
- M'emmerde pas, c'est pas le moment.
- Et tu sais pas qui ils ont trouvé pour jouer ton rôle?
- Ah, fais pas chier.
- Jean-Pierre Darroussin!
- C'est qui, ça?
- Ah, tu vois que ça t'intéresse!
J'étais pas intéressé, j'étais effondré. Le Darroussin, je ne le connaissais
pas. Moi, le cinoche, hein, je me le fais tout seul, mais, à tout prendre, j'aurais préféré
Clint Eastwood ou Gary Cooper, à cause des bras, de mes grands bras. J'ai fait semblant de m'en foutre,
j'ai bu mon café, je me suis plongé dans la lecture du journal, mais même le mystère
du mec trouvé mort dans une église, vêtu de latex et tenant un boulon dans la main, n'arrivait
pas à me passionner. Ça y était, le virus était dans la tête, y avait des enfoirés
qui me taillaient un costard quelque part, avec des caméras, des lumières et un tas de trucs débiles,
et ça, c'était pas possible, mon intégrité, merde, ça allait chauffer, il fallait
que je me paie sur la bête.
- Toi, t'es là comme un con, et ton double, il est au bord de la mer, à Saint-Nazaire, à se
payer du bon temps et des actrices hollywoodiennes.
Gérard en remettait une couche. - Et toi, j'ai dit, qui c'est qui fait ton rôle? Charles Laughton?
Le lendemain, j'étais à Saint-Nazaire. Houlà. Tout de suite, on m'a dit, le film du Poulpe?
Sur le port! Vous pouvez pas les manquer! Y a même un cargo! Enervé, j'étais. En forme pour
la baston. J'allais en ventouser quelques-uns, ça me ferait du bien. Ça leur apprendrait à
toucher à mes tentacules.
J'ai traversé la ville, noyée dans une brume genre Rotterdam. Je suis arrivé, je ne sais pas
trop comment, près d'une grande base sous-marine, que même Bouygues n'aurait pas pu rêver dans
le pire de ses cauchemars. Et juste derrière, un cargo, vieux et élégant à la fois,
hors d'âge, magnifique, le Mary, avec des types, pas du tout du genre marin, en train d'aménager la
cale avec des lampes et des projecteurs. Je me suis un peu calmé, ce bateau en dégageait, il y avait,
dans l'air, Cendrars et Mac Orlan. Plus loin, un pont levant dressé dans le ciel gris perle, et, juste après,
un bar, rouge, avec les lumières blanches et froides des projecteurs tout autour et des types plantés
au milieu du quai et de la rue, des talkies-walkies à la main. C'était donc vrai. On tournait un
film dans ce bout du monde. Un film sur mézigue.
J'ai eu un petit coup de fatigue.
Le pont levant s'est rabaissé, un peu de soleil jaune citron a percé le brouillard. Je me suis approché,
jouant mon nonchalant, mon curieux, mon badaud mal dégrossi. Des types filmaient à l'intérieur
du bistrot. Un mec, une caméra à l'épaule, cadrait d'autres types groupés autour de
beaucoup de verres de blanc. Des mecs avec des tronches de piliers des bars de nuit du côté de la
Bastille, le genre à boire pour oublier qu'ils viennent de bousiller père, mère, chien et
perroquet. Je les ai bien regardés, pas un ne me ressemblait.
Plus loin, une jeune fille blonde au sourire fondant m'a demandé de m'arrêter un moment parce que,
sinon, je serais dans le champ. Je vois pas beaucoup d'herbe, j'ai dit. Ça l'a fait juste marrer, mais,
bon, comme ça, pendant la prise, on a un peu discuté. Et j'en ai appris des choses. Que c'était
un certain Gassot qui allongeait le pognon, que c'était un certain Nicloux qui mettait en scène,
que Cheryl (ma Cheryl!) était jouée par Clotilde Courau, et que Le Poulpe, c'était Jean-Pierre
Darroussin, le type là-bas, tout en noir, celui qui justement sortait du rade pour prendre l'air. Plus petit
que moi, ça c'est sûr, mais bon, il avait l'air sympathique et il ne marchait pas comme s'il allait
bouffer le monde entier. Il avait plutôt l'air normal. C'est ça qui m'a plu. J'allais pas aligner
un mec qui avait l'air normal.
Je me suis avancé, il prenait un café, il y avait une table avec de grosses thermos, et puis il m'en
a offert un, on a un peu bavardé, alors c'est vous Le Poulpe? j'ai dit finement. Il m'a répondu oui,
je suis Gabriel Lecouvreur. Ça m'a fait tout drôle. Il était en train de m'avouer qu'il était
moi-même. Ça vous plaît? j'ai continué tout aussi intelligemment. Si ça me plaisait
pas, j'le ferais pas, il m'a rétorqué. En plus, pour une fois, je mets des pains dans la tête
des méchants, je balance des seaux de sang de boeuf sur la tête des extrémistes, je lutine
une très jolie fille et j'apprends la différence entre gros-plant et muscadet. Que demander de plus?
Imparable. J'étais scié. Un autre grand escogriffe s'est approché, avec des cheveux un peu
huileux et un maquillage genre petit matin difficile quand l'enclume qu'on a avalée la veille ne passe pas.
Un Anglais, vu l'accent. On m'a présenté. James Faulkner. Un acteur shakespearien. Bon. Ça
roule. Clotilde Courau est passée en courant, tout habillée de jaune collant. Cheryl, ma Cheryl.
J'ai pas vu grand-chose, à part sa sveltesse, mais j'aurais bien cavalé après pour vérifier
si tout était bien à sa place. Le réalisateur, c'est qui? j'ai demandé. C'est moi,
m'a répondu un autre maigrichon en chemise à carreaux, un type avec un regard un peu aigu, dangereux.
Très bien, j'ai dit un peu connement. Tant mieux, il a répondu, parce que si ça avait pas
été bien, ça aurait été la même chose. Imparable. Le café était
bon. J'avais plus qu'à fermer ma gueule. Je leur ai dit bonne chance, à tous ces artistes. Ils m'ont
crié bonne chance à vous surtout. Bon. Je suis revenu vers la petite blonde, elle me rappelait quelqu'un.
Mais elle m'a pas ajouté grand-chose, elle avait à bosser. J'ai quand même appris que c'était
une sombre, très sombre histoire qui se passait dans un port nommé Angerneau, avec des crimes inexpliqués,
un sous-marin, un nain, des hamsters, un side-car, un écrivain écossais et un cargo maléfique.
C'est vrai que, de loin, il faisait un peu peur, le Mary.
J'ai pris une chambre d'hôtel, pas loin. Rester un jour de plus. Des fois que je croiserais Clotilde Courau.
On ne sait jamais. Merde, Le Poulpe, c'est moi.
GABRIEL LECOUVREUR.
Pour Première, décembre 1997.
|