Voila l'été


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Décryptage du réel

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Comité poulpien : qui se cache derrière ?

Mise à jour :
1er juin 1999


III-2
Discordances et particularités

Le Poulpe
une tentative de décryptage du réel

Un genre dans le genre

La succession des contributions

De toute évidence, l'originalité de ces ouvrages réside dans de multiples points bien distincts ; parmi eux, on ne peut ignorer le rôle joué par les nombreuses contributions. Jean-Bernard Pouy a décidé que «chaque épisode sera[it] écrit par un auteur de roman noir ou policier différent»(87). En prenant cette décision, Pouy innove, puisqu'il met sur pied un système créatif totalement nouveau, alliant originalité et diversité.


On a vu ce qu'un tel choix pouvait entraîner dans la structure même de l'ouvrage, et dans les conséquences qu'il provoque, mais il faut aussi prendre en compte le fait qu'une expérience de ce genre est unique. En effet, on a pu voir des ouvrages collectifs, il y a eu aussi des personnages récurrents repris par plusieurs auteurs, mais jamais on a pu trouver autant de contributions autour d'un seul personnage. Il faut aussi prendre en considération le fait que le personnage évolue au fil des épisodes, tout en restant proche de ce que le cahier des charges de Pouy a su imposer. On est donc en présence d'une collection où les auteurs se succèdent à un rythme effréné, dans des aventures toujours inédites et originales, mais qui toutes sont marquées du sceau de leur créateur. Le renouvellement est permanent, mais intègre une continuité certaine. A l'inverse de tant d'autres collections où l'auteur ne change pas, et où il s'habitue à son personnage, le changement d'écrivain permet aux personnages de ne pas rester prisonnier d'une image ; chacun choisit d'étoffer le rôle de tel ou tel protagoniste. On peut donc avoir de ces ouvrages une vision séparée, récit autonome d'une aventure, ou globale, véritable conglomérat des différents épisodes. On pourrait comparer l'effet produit à l'impressionnisme dans le domaine de la peinture. C'est par petites touches successives que se forme la représentation.

Il apparaît clairement que l'idée de changer d'auteur à chaque épisode constitue une particularité de la collection par rapport aux autres romans noirs ; pour s'en rendre compte, il suffit de voir l'engouement produit par la série. Evidemment, de nombreux facteurs entrent en jeu, et l'on ne peut résumer l'intérêt de la collection au changement constant d'écrivain, mais il est sûr qu'un tel modus operandi favorise l'originalité et le renouvellement. Quelle autre série de romans noirs peut se targuer d'associer les plus grandes signatures du polar actuel (et tant de débutants talentueux) autour d'un projet, et surtout d'un personnage commun ?

«L'anti-Malko»

Abordons maintenant ce qui fait par voie de fait de la collection Le Poulpe un cas à part : la volonté délibérée d'en faire une série unique et surtout une série sachant aller à l'encontre de certains clichés et stéréotypes affligeants ; les auteurs du Poulpe, et Jean-Bernard Pouy en premier nourrissent en effet une animosité sans faille contre ce qui leur paraît être «des récits crypto-fascistes ou vendus à l'impérialisme américain»(88), représentés par des séries telles que SAS. Le ton est dur et la critique acérée : «Face à SAS, je pensais qu'il était anormal qu'il n'existe pas de polar d'extrême-gauche. Loin de nous l'idée de rivaliser avec eux. On n'a pas de visée impérialiste sur l'édition»(89). Si l'on se penche brièvement sur la série SAS, on se rend très vite compte qu'il s'agit du monde du Poulpe, mais inversé, comme sur un négatif de photographie. Ainsi, le personnage récurrent, Malko est un odieux sexiste qui voue une passion égale pour les armes et les femmes, tout en étant un fier agent de la CIA, pour le compte de laquelle il remplit les missions les plus écoeurantes. Gabriel Lecouvreur représente réellement l'anti-Malko. Pour se convaincre de la teneur de ce type d'ouvrages, il suffit d'en citer un passage :

«Il se retrouva au balcon, à moitié vide. Un film indien. Les glapissements d'une chanteuse se déhanchant sous la pluie face à un jeune premier à l'allure niaise emplissaient la salle climatisée. Les Indiens adoraient les danses sous la pluie. Probablement parce que cela trempait les vêtements des actrices, toujours dotées de seins inouïs...[...] Malko était stupéfait. Dans ce pays islamiste jusqu'au bout des ongles, où les censeurs caviardaient les femmes en maillot, l'existence d'un cinéma porno en pleine ville, à deux pas d'un commissariat, en disait long sur l'hypocrisie de l'Islam...»(90).

La vulgarité et la xénophobie se conjuguent dans ces ouvrages, dans un cocktail où l'érotisme le plus bas et le plus outrageant occupe une place de choix :

«Mais cette femelle silencieusement déchaînée lui donnait des envies de viol [...].
Soudain, elle murmura d'une voix pâmée :
- Salaud ! Tu me violes, tu écartes mes cuisses !
Ce n'était qu'un innocent fantasme. Dorothy ne se défendait pas vraiment, elle désirait simplement se croire violée.»(91).


On est ici en présence de ce qui constelle les épisodes. Ainsi, les femmes sont toutes considérées comme des «salopes», et le vaillant Malko se fait un devoir de remettre ces «femelles» à leur place, en leur faisant subir, avec la fougue et la puissance qui caractérisent un agent de la CIA, les assauts les plus variés. Il est sûr que le personnage de Cheryl, créée pour contrer «les potiches de la haute, style SAS»(92), est loin de ce genre d'ambiance et de pratiques. Le mythe, le fantasme de la femme objet, soumise et assoiffée de sexe, omniprésent dans la collection de Gérard de Villiers, est heureusement inexistant dans les aventures de Gabriel Lecouvreur. Tout ce qui est présent dans la série SAS constitue pour les auteurs du Poulpe non seulement un repoussoir, mais aussi une cible. C'est véritablement une vision du monde qui est remise en cause. Jean-Jacques Reboux, à propos de Pouy, prétend qu'il a voulu «redorer le blason d'une littérature de gare noyée sous les romans bas-de-gamme-limite-fasciste, comme SAS»(93). La véritable gageure est de reprendre en main la destinée de la littérature populaire, pour empêcher la domination d'ouvrages mal écrits, et pleins des relents d'idéologies plus que douteuses.

Le Poulpe est donc aussi un symbole de résistance littéraire. Il véhicule, d'une part des idées qui vont à l'encontre de celles qu'on trouve habituellement dans les collections de polars, et il permet d'autre part le renouvellement du genre. En se démarquant radicalement de ce type d'ouvrages, cette série permet d'ouvrir une brèche, et de générer une alternative aux productions de type SAS. Pouy résume très bien cette tentative :
«Ce qui va changer, c'est que s'il y a de la violence, il n'y aura pas fascination de la violence, s'il y a de l'érotisme, ce ne sera pas au détriment de l'image de qui que ce soit.[...] A nouveau, le roman populaire ne sera pas honteux à lire, puisque la qualité première sera, bien sur, la qualité d'écriture.»(94).

Ce plaidoyer pour un renouveau de la littérature populaire place nécessairement les auteurs de la collection en décalage, voire en opposition totale avec nombre de polars et de séries existants...Le Poulpe est bien l'anti-Malko.
Sans chercher à critiquer, ce n'est pas le but de ce travail, mais sans pour autant se voiler la face et refuser la réflexion en toute objectivité, il semble nécessaire de s'interroger sur le genre de cette collection, ou, pour être plus précis, sur la distance, réelle ou pas, entre la volonté des auteurs et le résultat. Il convient donc de mettre en relief le décalage entre ce que les écrivains ont voulu faire de cette collection, et la réception qui en a été faite. Il s'agit donc non plus de se placer du coté de l'auteur, pas plus que de celui du public, mais plutôt d'essayer d'avoir un regard objectif sur le rapport entre création et réception.


Elitisme et roman de masse

Jean-Bernard Pouy débute son cahier des charges par la phrase suivante : «C'est une collection de romans noirs populaires»(95). Or tout le problème réside dans cette affirmation, cette volonté. Traditionnellement, les ouvrages qu'on a classés dans le genre populaire l'ont été a posteriori, ou par le biais du public. C'est la reconnaissance d'un type de lectorat, ou des spécialistes qui permet de vérifier l'appartenance à tel ou tel genre. Appartenir au genre populaire, c'est avant tout être mis au ban des productions officielles, reconnues comme étant la littérature. Choisir d'écrire des romans populaires, c'est donc refuser la norme, et décider sciemment la marginalité. On peut remarquer que dans la plupart des cas qui précèdent l'expérience du Poulpe, et mis à part quelques cas isolés, les productions dites populaires ont plus subi une mise à l'écart qu'elles n'ont choisi la dissidence. Le choix des auteurs de cette série est donc singulier. On peut y voir le désir de rompre avec les schémas traditionnels qui condamnent la littérature de masse, la trouvant indigne.

De même, si l'on veut cerner l'impact provoqué par cette collection, il faut s'efforcer de déterminer le type de lectorat qu'elle a su séduire ; il est flagrant que ces oeuvres, dont le public visé est avant tout populaire a plu en premier lieu à des classes bien particulières de la population. Ainsi, les militants, avides d'aventures engagées et empreints d'une culture politique commune, ont trouvé dans Le Poulpe une série en accord et en rapport avec leur mode de pensée et leur vision du monde.
Malheureusement, il est plus difficile pour des gens en dehors de ces mouvances, et donc sans aucune connaissance spécifique dans ce domaine, de prendre pleinement part à l'action, voire même d'en comprendre les subtilités. Là encore, peut-on répondre à cette réflexion en insistant justement sur l'aspect éducatif de la collection, et sur sa capacité à mettre en rapport deux mondes trop souvent clos l'un et l'autre, à savoir celui des militants politiques et celui des gens de la rue.

Il paraît aussi évident, et ce travail tend à l'attester, que les universitaires se sont emparés du phénomène représenté par l'émergence d'une telle série, dans le but de l'analyser, le disséquer, en somme le comprendre. Les intérêts et les préoccupations de la recherche universitaire sont assez loin de ceux du public initialement visé par les concepteurs du Poulpe, et l'on préférerait sans doute que cette littérature ait plu ou déplu au public, mais qu'elle ait avant tout duré, en somme, qu'elle ne devienne un produit d'étude qu'après avoir atteint son but : exister auprès d'un lectorat non pas en tant qu'objet de recherches, mais comme simple ouvrage populaire. Pourtant, il faut bien reconnaître que la recherche universitaire ne peut s'intéresser qu'à ce qui existe déjà, ou qui est en devenir, et son empressement à étudier la collection est une preuve marquante de la vivacité de la série. De même, l'université étant traditionnellement un lieu de savoir, et un carrefour des connaissances, on ne peut douter de sa capacité à faire connaître ce qui doit l'être, ce qui le mérite, et il suffit de voir la multiplication des cours où ces ouvrages apparaissent pour se rendre compte du formidable impact que la série est en passe d'avoir.

Enfin, on pourrait signaler que les gares où l'on trouve des ouvrages du Poulpe sont bien rares par rapport au nombre de librairies pourvues de la totalité des titres, mais il faudrait signaler l'initiative de Patrick Raynal et de nombreux écrivains, initiative qui consiste à doter certaines rames de métro et certaines gares de véritables distributeurs de polars, dont le prix très bas saura sans aucun doute séduire un lectorat des plus larges. On pourrait souligner aussi le prix excessif des ouvrages de la collection, dont l'acquisition est impossible pour beaucoup, mais ce serait soulever le problème, tellement plus profond de l'édition et de son coût, problème qui n'est en rien imputable aux responsables de la collection. Tous ces problèmes n'altèrent en rien le projet du Poulpe, et c'est pour cette raison qu'il a été possible de répondre à chacun des points soulevés. Tout ce qui, à l'heure actuelle, peut sembler gênant, trouvera une solution avec le temps. On arrive à déceler des différences, des décalages entre l'idée de Pouy et sa réalisation dans le réel, c'est-à-dire au contact du lectorat, et c'est tout naturel : la collection est très jeune, et nécessite d'être rodée par le temps et la réception qu'en auront les diverses générations de lecteurs. Une littérature n'est réellement populaire que quand elle est restée en contact avec les masses. C'est d'ailleurs là tout la grandeur du genre, sa propension à toujours demeurer en devenir. C'est le cas de cette série qui entretient des rapports avec un certain type de lectorat ; le principe de la littérature populaire allant à l'encontre de la confidentialité, cette collection suit le cheminement naturel de la propagation : tendre vers l'universalité.

Que dire au sujet de ces ouvrages qui ne soit pas totalement évident ? Il paraît en effet flagrant que de nombreuses particularités émaillent la série, provoquant par là même un engouement dont on ne saisit encore que les prémisses. Deux idées fortes se dégagent de la foule des innovations véhiculées par ces oeuvres : d'une part, la multiplication des contributions, l'idée de changer non pas le personnage, mais plutôt l'auteur, en permettant de constantes variations stylistiques et de perpétuelles re-créations de trames ; d'autre part, le choix radical d'opposer la collection Le Poulpe à la pléiade de séries interminables véhiculant des messages réactionnaires, dans le but avoué de renouer avec la qualité, pour que «le roman populaire ne [soit] pas honteux à lire»(96). Enfin, et sous la forme d'une réflexion sur le rapport entre les volontés des auteurs et la réception du public, on a pu voir que cette littérature n'est pas figée, mais qu'elle évolue au contraire, au fur et à mesure du temps qui passe, et de l'accueil qu'elle suscite. Tous ces points nous prouvent de la manière la plus franche l'originalité de cette collection, qui si elle revendique un héritage populaire, intègre pourtant de réelles particularités. Ces discordances, comme autant d'affirmations du caractère unique de la série, l'éloigne du genre des romans noirs traditionnels. Sans rompre avec toute l'histoire et les thèmes communs à ce type de littérature, la collection Le Poulpe apporte son lot de nouveautés qui la rendent définitivement inclassable.

La suite...




(87)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.retour
(88)-Jean-Bernard Pouy. Entretien trouvé sur Internet (1997).
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(89)-Jean-Bernard Pouy. Entretien paru dans le Nouvel Observateur (16/22 janv.97).
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(90)-Gérard de Villiers. Vengez le vol 800. Ed. Gérard de Villiers (1997), p.81.
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(91)-Gérard de Villiers. Vengez le vol 800. Ed. Gérard de Villiers (1997), p.46.
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(92)- Jean-Bernard Pouy. Entretien paru dans le Nouvel Observateur (16/22 janv.97).
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(93)-Jean-Jacques Reboux. Entretien paru dans Le Nouveau Campus (déc.96).
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(94)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
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(95)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
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(96)- Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges
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