La succession des contributions
De toute évidence, l'originalité de ces ouvrages réside dans de multiples points bien
distincts ; parmi eux, on ne peut ignorer le rôle joué par les nombreuses contributions. Jean-Bernard
Pouy a décidé que «chaque épisode sera[it] écrit par un auteur de roman noir
ou policier différent»(87). En prenant cette décision,
Pouy innove, puisqu'il met sur pied un système créatif totalement nouveau, alliant originalité
et diversité.
On a vu ce qu'un tel choix pouvait entraîner dans la structure même de l'ouvrage, et dans les conséquences
qu'il provoque, mais il faut aussi prendre en compte le fait qu'une expérience de ce genre est unique. En
effet, on a pu voir des ouvrages collectifs, il y a eu aussi des personnages récurrents repris par plusieurs
auteurs, mais jamais on a pu trouver autant de contributions autour d'un seul personnage. Il faut aussi prendre
en considération le fait que le personnage évolue au fil des épisodes, tout en restant proche
de ce que le cahier des charges de Pouy a su imposer. On est donc en présence d'une collection où
les auteurs se succèdent à un rythme effréné, dans des aventures toujours inédites
et originales, mais qui toutes sont marquées du sceau de leur créateur. Le renouvellement est permanent,
mais intègre une continuité certaine. A l'inverse de tant d'autres collections où l'auteur
ne change pas, et où il s'habitue à son personnage, le changement d'écrivain permet aux personnages
de ne pas rester prisonnier d'une image ; chacun choisit d'étoffer le rôle de tel ou tel protagoniste.
On peut donc avoir de ces ouvrages une vision séparée, récit autonome d'une aventure, ou globale,
véritable conglomérat des différents épisodes. On pourrait comparer l'effet produit
à l'impressionnisme dans le domaine de la peinture. C'est par petites touches successives que se forme la
représentation.
Il apparaît clairement que l'idée de changer d'auteur à chaque épisode constitue une
particularité de la collection par rapport aux autres romans noirs ; pour s'en rendre compte, il suffit
de voir l'engouement produit par la série. Evidemment, de nombreux facteurs entrent en jeu, et l'on ne peut
résumer l'intérêt de la collection au changement constant d'écrivain, mais il est sûr
qu'un tel modus operandi favorise l'originalité et le renouvellement. Quelle autre série de romans
noirs peut se targuer d'associer les plus grandes signatures du polar actuel (et tant de débutants talentueux)
autour d'un projet, et surtout d'un personnage commun ?
«L'anti-Malko»
Abordons maintenant ce qui fait par voie de fait de la collection Le Poulpe un cas à part : la volonté
délibérée d'en faire une série unique et surtout une série sachant aller à
l'encontre de certains clichés et stéréotypes affligeants ; les auteurs du Poulpe, et Jean-Bernard
Pouy en premier nourrissent en effet une animosité sans faille contre ce qui leur paraît être
«des récits crypto-fascistes ou vendus à l'impérialisme américain»(88), représentés par des séries telles que SAS. Le ton est dur et la critique
acérée : «Face à SAS, je pensais qu'il était anormal qu'il n'existe pas de polar
d'extrême-gauche. Loin de nous l'idée de rivaliser avec eux. On n'a pas de visée impérialiste
sur l'édition»(89). Si l'on se penche brièvement sur la
série SAS, on se rend très vite compte qu'il s'agit du monde du Poulpe, mais inversé, comme
sur un négatif de photographie. Ainsi, le personnage récurrent, Malko est un odieux sexiste qui voue
une passion égale pour les armes et les femmes, tout en étant un fier agent de la CIA, pour le compte
de laquelle il remplit les missions les plus écoeurantes. Gabriel Lecouvreur représente réellement
l'anti-Malko. Pour se convaincre de la teneur de ce type d'ouvrages, il suffit d'en citer un passage :
«Il se retrouva au balcon, à moitié vide. Un film indien. Les glapissements d'une chanteuse
se déhanchant sous la pluie face à un jeune premier à l'allure niaise emplissaient la salle
climatisée. Les Indiens adoraient les danses sous la pluie. Probablement parce que cela trempait les vêtements
des actrices, toujours dotées de seins inouïs...[...] Malko était stupéfait. Dans ce
pays islamiste jusqu'au bout des ongles, où les censeurs caviardaient les femmes en maillot, l'existence
d'un cinéma porno en pleine ville, à deux pas d'un commissariat, en disait long sur l'hypocrisie
de l'Islam...»(90).
La vulgarité et la xénophobie se conjuguent dans ces ouvrages, dans un cocktail où l'érotisme
le plus bas et le plus outrageant occupe une place de choix :
«Mais cette femelle silencieusement déchaînée lui donnait des envies de viol [...].
Soudain, elle murmura d'une voix pâmée :
- Salaud ! Tu me violes, tu écartes mes cuisses !
Ce n'était qu'un innocent fantasme. Dorothy ne se défendait pas vraiment, elle désirait simplement
se croire violée.»(91).
On est ici en présence de ce qui constelle les épisodes. Ainsi, les femmes sont toutes considérées
comme des «salopes», et le vaillant Malko se fait un devoir de remettre ces «femelles»
à leur place, en leur faisant subir, avec la fougue et la puissance qui caractérisent un agent de
la CIA, les assauts les plus variés. Il est sûr que le personnage de Cheryl, créée pour
contrer «les potiches de la haute, style SAS»(92), est loin de
ce genre d'ambiance et de pratiques. Le mythe, le fantasme de la femme objet, soumise et assoiffée de sexe,
omniprésent dans la collection de Gérard de Villiers, est heureusement inexistant dans les aventures
de Gabriel Lecouvreur. Tout ce qui est présent dans la série SAS constitue pour les auteurs du Poulpe
non seulement un repoussoir, mais aussi une cible. C'est véritablement une vision du monde qui est remise
en cause. Jean-Jacques Reboux, à propos de Pouy, prétend qu'il a voulu «redorer le blason d'une
littérature de gare noyée sous les romans bas-de-gamme-limite-fasciste, comme SAS»(93). La véritable gageure est de reprendre en main la destinée de la littérature
populaire, pour empêcher la domination d'ouvrages mal écrits, et pleins des relents d'idéologies
plus que douteuses.
Le Poulpe est donc aussi un symbole de résistance littéraire. Il véhicule, d'une part des
idées qui vont à l'encontre de celles qu'on trouve habituellement dans les collections de polars,
et il permet d'autre part le renouvellement du genre. En se démarquant radicalement de ce type d'ouvrages,
cette série permet d'ouvrir une brèche, et de générer une alternative aux productions
de type SAS. Pouy résume très bien cette tentative :
«Ce qui va changer, c'est que s'il y a de la violence, il n'y aura pas fascination de la violence, s'il y
a de l'érotisme, ce ne sera pas au détriment de l'image de qui que ce soit.[...] A nouveau, le roman
populaire ne sera pas honteux à lire, puisque la qualité première sera, bien sur, la qualité
d'écriture.»(94).
Ce plaidoyer pour un renouveau de la littérature populaire place nécessairement les auteurs de la
collection en décalage, voire en opposition totale avec nombre de polars et de séries existants...Le
Poulpe est bien l'anti-Malko.
Sans chercher à critiquer, ce n'est pas le but de ce travail, mais sans pour autant se voiler la face et
refuser la réflexion en toute objectivité, il semble nécessaire de s'interroger sur le genre
de cette collection, ou, pour être plus précis, sur la distance, réelle ou pas, entre la volonté
des auteurs et le résultat. Il convient donc de mettre en relief le décalage entre ce que les écrivains
ont voulu faire de cette collection, et la réception qui en a été faite. Il s'agit donc non
plus de se placer du coté de l'auteur, pas plus que de celui du public, mais plutôt d'essayer d'avoir
un regard objectif sur le rapport entre création et réception.
Elitisme et roman de masse
Jean-Bernard Pouy débute son cahier des charges par la phrase suivante : «C'est une collection
de romans noirs populaires»(95). Or tout le problème réside
dans cette affirmation, cette volonté. Traditionnellement, les ouvrages qu'on a classés dans le genre
populaire l'ont été a posteriori, ou par le biais du public. C'est la reconnaissance d'un type de
lectorat, ou des spécialistes qui permet de vérifier l'appartenance à tel ou tel genre. Appartenir
au genre populaire, c'est avant tout être mis au ban des productions officielles, reconnues comme étant
la littérature. Choisir d'écrire des romans populaires, c'est donc refuser la norme, et décider
sciemment la marginalité. On peut remarquer que dans la plupart des cas qui précèdent l'expérience
du Poulpe, et mis à part quelques cas isolés, les productions dites populaires ont plus subi une
mise à l'écart qu'elles n'ont choisi la dissidence. Le choix des auteurs de cette série est
donc singulier. On peut y voir le désir de rompre avec les schémas traditionnels qui condamnent la
littérature de masse, la trouvant indigne.
De même, si l'on veut cerner l'impact provoqué par cette collection, il faut s'efforcer de déterminer
le type de lectorat qu'elle a su séduire ; il est flagrant que ces oeuvres, dont le public visé est
avant tout populaire a plu en premier lieu à des classes bien particulières de la population. Ainsi,
les militants, avides d'aventures engagées et empreints d'une culture politique commune, ont trouvé
dans Le Poulpe une série en accord et en rapport avec leur mode de pensée et leur vision du monde.
Malheureusement, il est plus difficile pour des gens en dehors de ces mouvances, et donc sans aucune connaissance
spécifique dans ce domaine, de prendre pleinement part à l'action, voire même d'en comprendre
les subtilités. Là encore, peut-on répondre à cette réflexion en insistant justement
sur l'aspect éducatif de la collection, et sur sa capacité à mettre en rapport deux mondes
trop souvent clos l'un et l'autre, à savoir celui des militants politiques et celui des gens de la rue.
Il paraît aussi évident, et ce travail tend à l'attester, que les universitaires se sont emparés
du phénomène représenté par l'émergence d'une telle série, dans le but
de l'analyser, le disséquer, en somme le comprendre. Les intérêts et les préoccupations
de la recherche universitaire sont assez loin de ceux du public initialement visé par les concepteurs du
Poulpe, et l'on préférerait sans doute que cette littérature ait plu ou déplu au public,
mais qu'elle ait avant tout duré, en somme, qu'elle ne devienne un produit d'étude qu'après
avoir atteint son but : exister auprès d'un lectorat non pas en tant qu'objet de recherches, mais comme
simple ouvrage populaire. Pourtant, il faut bien reconnaître que la recherche universitaire ne peut s'intéresser
qu'à ce qui existe déjà, ou qui est en devenir, et son empressement à étudier
la collection est une preuve marquante de la vivacité de la série. De même, l'université
étant traditionnellement un lieu de savoir, et un carrefour des connaissances, on ne peut douter de sa capacité
à faire connaître ce qui doit l'être, ce qui le mérite, et il suffit de voir la multiplication
des cours où ces ouvrages apparaissent pour se rendre compte du formidable impact que la série est
en passe d'avoir.
Enfin, on pourrait signaler que les gares où l'on trouve des ouvrages du Poulpe sont bien rares par rapport
au nombre de librairies pourvues de la totalité des titres, mais il faudrait signaler l'initiative de Patrick
Raynal et de nombreux écrivains, initiative qui consiste à doter certaines rames de métro
et certaines gares de véritables distributeurs de polars, dont le prix très bas saura sans aucun
doute séduire un lectorat des plus larges. On pourrait souligner aussi le prix excessif des ouvrages de
la collection, dont l'acquisition est impossible pour beaucoup, mais ce serait soulever le problème, tellement
plus profond de l'édition et de son coût, problème qui n'est en rien imputable aux responsables
de la collection. Tous ces problèmes n'altèrent en rien le projet du Poulpe, et c'est pour cette
raison qu'il a été possible de répondre à chacun des points soulevés. Tout ce
qui, à l'heure actuelle, peut sembler gênant, trouvera une solution avec le temps. On arrive à
déceler des différences, des décalages entre l'idée de Pouy et sa réalisation
dans le réel, c'est-à-dire au contact du lectorat, et c'est tout naturel : la collection est très
jeune, et nécessite d'être rodée par le temps et la réception qu'en auront les diverses
générations de lecteurs. Une littérature n'est réellement populaire que quand elle
est restée en contact avec les masses. C'est d'ailleurs là tout la grandeur du genre, sa propension
à toujours demeurer en devenir. C'est le cas de cette série qui entretient des rapports avec un certain
type de lectorat ; le principe de la littérature populaire allant à l'encontre de la confidentialité,
cette collection suit le cheminement naturel de la propagation : tendre vers l'universalité.
Que dire au sujet de ces ouvrages qui ne soit pas totalement évident ? Il paraît en effet flagrant
que de nombreuses particularités émaillent la série, provoquant par là même un
engouement dont on ne saisit encore que les prémisses. Deux idées fortes se dégagent de la
foule des innovations véhiculées par ces oeuvres : d'une part, la multiplication des contributions,
l'idée de changer non pas le personnage, mais plutôt l'auteur, en permettant de constantes variations
stylistiques et de perpétuelles re-créations de trames ; d'autre part, le choix radical d'opposer
la collection Le Poulpe à la pléiade de séries interminables véhiculant des messages
réactionnaires, dans le but avoué de renouer avec la qualité, pour que «le roman populaire
ne [soit] pas honteux à lire»(96). Enfin, et sous la forme d'une
réflexion sur le rapport entre les volontés des auteurs et la réception du public, on a pu
voir que cette littérature n'est pas figée, mais qu'elle évolue au contraire, au fur et à
mesure du temps qui passe, et de l'accueil qu'elle suscite. Tous ces points nous prouvent de la manière
la plus franche l'originalité de cette collection, qui si elle revendique un héritage populaire,
intègre pourtant de réelles particularités. Ces discordances, comme autant d'affirmations
du caractère unique de la série, l'éloigne du genre des romans noirs traditionnels. Sans rompre
avec toute l'histoire et les thèmes communs à ce type de littérature, la collection Le Poulpe
apporte son lot de nouveautés qui la rendent définitivement inclassable.
La suite...
(87)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
(88)-Jean-Bernard Pouy. Entretien trouvé sur Internet (1997).
(89)-Jean-Bernard Pouy. Entretien paru dans le Nouvel Observateur (16/22 janv.97).
(90)-Gérard de Villiers. Vengez le vol 800. Ed. Gérard de Villiers (1997), p.81.
(91)-Gérard de Villiers. Vengez le vol 800. Ed. Gérard de Villiers (1997), p.46.
(92)- Jean-Bernard Pouy. Entretien paru dans le Nouvel Observateur (16/22 janv.97).
(93)-Jean-Jacques Reboux. Entretien paru dans Le Nouveau Campus (déc.96).
(94)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
(95)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
(96)- Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges
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