L'idée et surtout le but de cette partie de l'étude est de déterminer le plus précisément
possible ce qui confère à la collection Le Poulpe un statut de polar, c'est-à-dire ce en quoi
cette série est dotée, sinon des poncifs, tout au moins des éléments et des techniques
propres au genre. La difficulté de se prononcer sur ce point est rendue plus grande encore par le flou qui
entoure la définition du polar, ou du roman policier. Les dénominations multiples et l'évolution
permanente et salutaire de ce type d'ouvres rendent la tentative de définition encore plus ardue. Pourtant,
il faut bien reconnaître que tout s'éclaire si l'on essaie, plutôt que de déterminer
si les romans du Poulpe font partie ou pas de l'univers stricto sensu du polar, de voir en quoi certains thèmes
et éléments récurrents de l'ouvre sont communs avec l'image que l'on a du polar contemporain.
En somme, il paraît plus utile de trouver ce qui le rattache au polar que d'essayer de déterminer
s'il a accès ou pas au terme générique de roman policier. De même, et par voie de conséquence,
va-t-on naturellement mettre en relief, non pas ce qui l'exclut de tel ou tel genre, mais plutôt ce qui est
reçu comme une particularité de l'ouvre, avec toutes les questions que l'appartenance à un
genre bien défini peut soulever. Enfin, et ce sera le dernier point, il faudra analyser non plus les procédés
créatifs ou les buts des auteurs, mais plutôt ce qui préside à la réception de
la série, tout ce que le lecteur retire de ces ouvrages, en bref, quel effet, puisque c'est le rôle
nécessaire de toute production que de provoquer quelque chose chez le destinataire, génère
un tel type d'écrit. Ainsi, en prenant le lecteur comme sujet d'analyse, pourrons-nous espérer estimer
l'impact de cette littérature.
Mettre à nu les rapports directs avec le monde du polar est nécessaire pour pouvoir comprendre la
nature de cette série. On ne peut, et ne doit surtout pas ranger, classifier ces ouvrages comme appartenant
au genre policier, sans avoir examiné ce qui en fait, ou pas un polar. On sait combien il est difficile
de trouver une classification correcte, tant les genres et les sous-genres sont nombreux. Pourtant, certains thèmes,
techniques et sujets semblent être communs à la production romanesque. Il s'agit donc d'en faire l'inventaire
et de les analyser.
Une collection
En premier lieu, cette série est comparable à d'autres productions qu'on classe dans la catégorie
des polars : son statut sériel. Même si ça peut paraître évident et dérisoire,
le fait que ces ouvrages représentent une collection les apparente aux récits populaires à
épisodes, et ce par de nombreux points. En effet, si la totalité des épisodes est regroupée,
selon les termes même des Editions La Baleine, sous le nom de collection, ce n'est pas le détail le
plus frappant. Les couvertures sont toujours du même auteur, Miles Hyman, et le format et l'allure générale
de l'ouvrage sont invariables. Le nombre de pages est sensiblement égal, et le prix ne varie guère
que d'un ou deux francs. Le produit, si l'on ose qualifier ainsi une ouvre écrite, est parfaitement qualibré,
il dispose d'une norme clairement établie une fois pour toutes. La série est donc visuellement identifiable,
et du fait de sa petite taille, destine sa place aux étagères et aux distributeurs, dans les librairies
ou dans les gares. Ses considérations peuvent sembler insignifiantes, mais elles constituent les éléments
de base d'une collection. L'idée même de placer le nom du héros en haut de la couverture, au
dessus du nom de l'auteur et du titre, tend à renforcer l'image de série. Si l'inévitable
jeu de mots plus ou moins réussi contenu dans chacun des titres constitue une référence commune
au lectorat, il faut signaler que le nom du héros placé en premier correspond à une garantie
tacite entre l'auteur et son public. De cette façon, l'auteur, qui n'est sur la couverture que l'espace
d'un titre, garantit au lectorat, fidèle au Poulpe, mais pas forcément à lui une ouvre où
le principe de la série sera respecté. On pourrait dire de ce contrat de lecture qu'il demande au
lecteur d'accorder sa confiance à l'écrivain, non pas en raison de sa notoriété personnelle,
mais parce qu'il signe un des épisodes ; par là, il se doit de satisfaire le public, en préservant
un équilibre : il lui faut captiver le lecteur en lui apportant du neuf, tout en conservant le style de
la série, ce qui en somme est un exercice assez périlleux, mais condition sine qua non de la réussite.
Dans le même ordre d'idée, les différents opus sont numérotés, il existe donc
une cohésion et un ordre dans la série. Bien sûr, chaque aventure est indépendante des
autres, et peut être abordée sans aucune connaissance de l'univers du Poulpe. Pourtant, il est indéniable
qu'il vaut mieux commencer par le premier épisode, et suivre l'ordre de parution, sous peine de manquer
quelques subtilités du texte ; à cela une raison simple : les auteurs en charge d'un futur épisode
lisent forcément quelques aventures de Gabriel Lecouvreur, ne serait-ce que pour bien connaître l'ambiance
de la série. Certains détails peuvent donc resurgir, détails sans aucune autre importance
que de donner l'impression d'un univers ouvert et en perpétuel mouvement. On ne peut pas nier non plus que
lire la collection ait quelque chose de frustrant. On a toujours l'insidieuse impression d'avoir raté des
pans entiers de la série, alors qu'il n'en est rien. Pour statuer sur ce problème, il semble évident
que malgré l'absence d'ordre chronologique, il existe un ordre logique, naturel, qui nous incite à
construire l'univers du Poulpe dans le sens qu'ont suivi les auteurs, dans leurs contributions successives.
L'ensemble des épisodes du Poulpe constitue, par le biais de tous les points développés précédemment,
une collection, rejoignant ainsi un grand nombre de séries dites policières. Ce faisant, la série
acquiert un statut proche de celui de roman policier. Rejoignant sur les étals des collections telles que
la «Série Noire» ou les «San-Antonio» ; on doit remarquer au sujet de ce dernier
qu'on le qualifie à l'aide du nom de son héros, et pas de son créateur, à l'instar
du Poulpe. Il faut aussi signaler, avant de mettre un terme à ces réflexions, que la série
est finie, délimitée dans le temps. En effet, le centième épisode des aventures de
Gabriel Lecouvreur sera le dernier opus de la collection. Ecrit par Jean-Bernard Pouy, qui commettra là
sa première et sa dernière entorse au cahier des charges, en s'octroyant le droit légitime
de clore la saga du Poulpe. Avec un début et une fin clairement établis, on ne peut douter du caractère
sériel de ces ouvrages.
Aventure, danger et érotisme
Il s'agit maintenant de se plonger dans ce qui fait invariablement d'un écrit un polar, ou qui, plus
sérieusement se trouve être en commun dans les productions de ce type. Pour cela, il suffit de passer
en revue les thèmes récurrents dans les épisodes du Poulpe, pour les comparer aux idées-forces
des romans noirs. Loin de chercher à établir un catalogue des clichés relatifs aux polars,
il convient de mettre en relief les quelques thèmes qui font invariablement dire à l'amateur de polar,
c'est-à-dire au vrai spécialiste du genre, qu'un ouvrage s'apparente, de près ou de loin à
cette catégorie du roman populaire.
Ainsi, peut-on affirmer que l'essence même de ces ouvrages, ce qui en détermine la trame se trouve
dans la notion d'aventure. De la Bretagne à l'Albanie, de la banlieue lyonnaise au Proche-Orient, ou encore
des faubourgs parisiens à l'Afrique Noire, les contrées visitées par Le Poulpe sont le lieux
de tous les dangers. Cette notion d'aventure, on la trouve dans la plupart des romans noirs ; c'est ce qui, la
plupart du temps va captiver le lecteur et permettre au héros de l'histoire d'accomplir sa mission, à
l'instar des «gestes» médiévales. L'aventure, c'est tout ce qui va pousser un personnage
hors de destinée commune, pour le précipiter dans un tourbillon d'événements qu'il
ne connaît pas, ne maîtrise pas. Tout l'intérêt de l'ouvre, et toute la finesse de l'auteur
vont être d'amener le personnage au summum de ses possibilités, en acquérant par la même
le statut de héros, en le posant en conflit direct avec ce qui a constitué sa quête, et toute
l'intrigue du livre. Le personnage peut triompher, il peut aussi échouer, ce qui importe est la transcendance
par l'action. En refusant un état de fait, le héros refuse ce que tous les autres acceptent. On rejoint
d'ailleurs tous les principes, tous les traits de caractère de Gabriel. L'aventure est la seule façon
pour Le Poulpe de contester l'ordre établi, et l'injustice qu'il implique. Pourtant, à la différence
du héros traditionnel qui atteint la notoriété et l'estime par les actions qu'il mène,
Le Poulpe vise la reconnaissance des droits de tous sur les privilèges de certains. On peut donc dire qu'il
va à l'encontre de la destinée du héros, dans son acception la plus large.
Le danger est évidemment une composante déterminante de l'aventure. Sans lui, il n'y a aucune difficulté
à franchir, la quête n'a donc plus de sens, puisqu'elle ne comporte plus d'ennemis. L'animosité
que Gabriel éprouve pour ses ennemis n'est quasiment jamais personnelle, dans le sens où les combats
du Poulpe correspondent à des enjeux idéologiques. Les cibles stigmatisent des comportements, et
bien sûr, mettent une société entière en question. Evidemment, la violence est omniprésente
dans ces ouvrages qui se veulent le plus réaliste possible ; il est donc tout naturel qu'en évoluant
dans un monde si proche du notre, Le Poulpe soit confronté à la violence. Si la violence est souvent
l'apanage de ceux qui représentent le mal dans l'ouvre, c'est-à-dire tous les ennemis, ceux qu'on
a choisi de regrouper sous le terme de cibles, il faut bien reconnaître que Gabriel sait utiliser la brutalité,
comme le prouve ce passage :
«Les autres gardes s'apprêtaient à se jeter sur leur part de butin et Le Poulpe en profita pour
cueillir une mitraillette au vol et balança une rafale qui dégomma ses deux cerbères. Il se
retrouva seul en tête avec le petit malin aux poches pleines. Silencieusement, il fit un geste de la main
qui signifiait très crûment «aboule», tandis que de l'autre bras il le visait avec la
PPSh41.»(80).
Il partage l'idée selon laquelle tous les moyens sont bons pour arriver à défendre des valeurs
qu'on juge bonnes, idée qu'on retrouve sous la forme de théorie politique chez les Black Panthers,
ce mouvement radical créé dans les années soixante par des membres de la communauté
noire dans le but de combattre les injustices et le racisme de la société américaine. Il est
très probable que Le Poulpe représente ce type de pensée, qui vise, on peut le voir dans chaque
épisode à détruire les ennemis, et les idées qu'ils véhiculent. Les notions
d'aventure et de danger, indissociables, sont donc omniprésentes dans la série, puisqu'elles constituent
tout l'enjeu de l'ouvrage.
De la même façon, mais dans un registre différent, l'érotisme prend une place importante
dans la collection, et ce pour des raisons diverses. La plus évidente, mais aussi la moins intéressante,
parce que bassement matérielle, est évidemment que l'érotisme fait vendre. Fabriquant des
fantasmes, l'auteur a tout intérêt à inclure quelques scènes brûlantes, s'il veut
continuer à captiver son lectorat ; certains objecteront qu'un bon roman n'a pas besoin de tels artifices,
mais il est évident que chaque écrivain est plus ou moins «tenu» par les contraintes
du marché. On peut faire la comparaison avec le domaine cinématographique où, les films sont
parsemés, parfois par contrainte, souvent par appât du gain, de scènes plus ou moins érotiques.
Cependant, on ne peut pousser la comparaison plus loin, le domaine cinématographique étant soumis
à des contraintes autrement plus pesantes que dans le cadre de la création littéraire, surtout
lorsqu'il s'agit de littérature marginale, donc d'exception. Ensuite, il ne faut pas oublier, loin des exigences
du marché, que l'érotisme est une composante de la société, tout comme la violence
que l'on évoquait plus haut ; il est tout à fait naturel, lorsqu'on dépeint le plus fidèlement
possible le monde réel, d'y inclure la sexualité. Longtemps réservée à un genre
très précis, l'évocation des rapports intimes est aujourd'hui sortie du ghetto dans lequel
le tenait un puritanisme que le monde littéraire entretenait lui aussi, si bien que l'on voit une recrudescence
de productions à caractère érotique. La collection Le Poulpe, véritable reflet de notre
société, a su intégrer ces changements, d'autant plus facilement que la majorité de
ses auteurs ont une proximité avec les événements de Mai-68, et ce qu'on a appelé la
libération sexuelle, qui est loin d'être seulement temporelle. Enfin, il est vrai que l'érotisme
a toujours été présent dans la littérature populaire, et donc dans le polar. On a tous
en tête des images du détective privé entouré de créatures aux formes avantageuses,
et dont la sensualité est quasiment tactile. Rien d'étonnant donc à ce que Gabriel se permette
des escapades amoureuses, dans chaque épisode de la série ; une différence, ô combien
importante subsiste pourtant : la description des femmes dans les polars traditionnels contient bien souvent une
teneur fortement sexiste. Dans Le Poulpe, on ne trouve pas d'évocation de ce genre, pour deux raisons :
d'une part, Gabriel, et à travers lui, les auteurs, sont engagés politiquement en faveur du droit
de chacun de disposer de son corps et de son image, et il serait pour le moins choquant de déceler des traces
de machisme, chez les défenseurs de l'Egalité. D'autre part, un personnage dans la collection réduit
à néant l'imagerie sexiste : Cheryl. Compagne du poulpe, elle ne conçoit la fidélité
qu'en l'associant à la liberté. Elle s'autorise donc des aventures amoureuses dont est exclu Gabriel.
Le schéma sexiste classique donnerait au Poulpe le loisir, durant ses enquêtes, et comme une forme
de repos du guerrier, le choix de multiplier les liaisons, autant brèves qu'intenses, pendant que Cheryl
se morfondrait en attendant le retour de son héros. Ici, cette imagerie des temps obscurs n'a pas de place.
Représentant la femme libérée, Cheryl s'autorise des escapades sexuelles, sans pour autant
oublier l'homme qu'elle aime ; on parle d'amour entre eux, même si Patrick Raynal ne voit entre eux que «de
l'amitié, du sexe mais pas d'amour»(81) . La distinction entre
l'amour le désir montre les relations intimes entre le héros et sa compagne sous un jour nouveau
: il n'a plus l'exclusivité de celle qu'il laisse le temps de sa quête. De plus, les descriptions
du corps de Cheryl sont toujours traitées avec beaucoup de sensualité, comme en témoigne le
passage suivant :
« Cheryl était allongée nue, et le tissu soyeux des draps repoussés s'ordonnait autour
de son corps magnifique comme un cadeau encore à découvrir. Dans la pénombre de sa chambre,
les vagues de reflets sur ses oreillers détouraient un écrin autour de ses seins et de ses hanches,
transformant sa cheville et le haut de son épaule en éclats scintillants d'un diamant vivant. Le
rai de lumière de la salle de bains dessinait son sexe comme une plume d'or blond»(82).
Il est indéniable que dans la série, un érotisme parfois très présent entoure
Cheryl.
Il faut bien admettre que les aventures de Gabriel sont aussi l'occasion de rencontres. A titre d'exemple, on peut
citer le roman de Roger Dadoun, Allah recherche l'Autan perdu, où les scènes érotiques occupent
une place assez importante, à l'image des descriptions très crues qui jouent de contraste avec les
habituels ébats du Poulpe ; le passage suivant illustre bien la teneur de l'action :
«Oui, plus fort, dit-elle, plus vite. Défonce-moi. Je te sens jusqu'au fond, jusqu'aux tréfonds
de mon âme. Ô mon amour, tu me sondes le cour et les reins ! Fuck, fuck me again.»(83).
Ici, l'auteur accentue la sensualité présente dans la collection, et fait de Gabriel un fougueux
amant, dans une description qui s'étend sur quatre pages. Le langage, certes imagé, ne laisse aucune
place à l'imagination, et le réalisme est total.
Qu'il soit masqué, en demi-teinte, ou complètement révélé, l'érotisme
accompagne les aventures du Poulpe. Si le style des auteurs diffère, comme autant de façons d'aborder
la sexualité, il n'en demeure pas moins certain que la sensualité est partie prenante de ces ouvrages.
La présence de Cheryl est très probablement pour beaucoup dans ce constat, mais il semble, d'une
manière plus générale, que le sexe est une des composantes de ce type d'ouvrage. Ainsi, peut-on
une fois de plus rapprocher cette collection de nombreux autres ouvrages dits policiers, noirs ou tout simplement
populaires, mais qui tous contiennent un parfum d'érotisme.
Le vocabulaire
On ne peut achever ce rapide tour d'horizon des éléments communs aux polars et à la
collection Le Poulpe sans évoquer ce qui peut-être est le plus flagrant : le langage. L'étude
du vocabulaire peut, sinon déterminer l'appartenance ou pas de la série au genre du polar, au moins
nous donner des pistes de réflexion. Comment mieux cerner un texte qu'en étudiant son vocabulaire
?
Il est hors de question de chercher ici à analyser en profondeur les subtilités et les significations
masquées du langage employé dans ces ouvrages. En premier lieu, ce travail s'avère bien trop
fastidieux, puisque le nombre d'auteurs en présence nécessiterait une approche particulière
à chaque contribution. De plus, il est préférable de s'interroger sur la teneur du vocabulaire
en préservant une certaine candeur, c'est-à-dire en se gardant d'utiliser telle ou telle approche
rigoureuse, en perdant ce qui donne du sens au texte. Il s'agit donc ici de répertorier quelques remarques
que l'on peut formuler dès la lecture, avec des yeux d'amateurs. De la sorte, les rapports avec les polars
traditionnels sont plus immédiats, plus flagrants.
Dans ces oeuvres, le vocabulaire n'est jamais extrêmement recherché pour l'évidente raison
qu'elles sont supposées transcrire tel quel le réel. Il serait donc anormal de trouver dans ces lignes
des tournures appartenant au domaine soutenu de la langue ; et pourtant, et c'est le cas dans les descriptions
par exemple, le langage peut devenir très élaboré, comme c'est le cas ici :
«Une profusion de maisons moyenâgeuses, aux toits pentus, s'appuyaient les unes aux autres. Celles
proches de la Muraille de Chine étaient les plus abîmées : couvertures déchirées
qui laissaient voir un encéphale de poutres et chevrons à vif, bâtis à demi-ruiné,
quadrilatères de gravois mangés de ronces et recouverts de fins treillages sous lequel Gabriel vit
courir des cohortes de muridés»(84).
Il n'est bien sur pas question de juger le style du passage, et de déterminer, par des moyens personnels
ou peu fiables si ces lignes sont bien écrites ou pas : ce n'est pas le but de cette étude de classer
tel ou tel style, tel ou tel auteur dans des cases choisies arbitrairement, mais plutôt de montrer que deux
types de langages se côtoient dans ces ouvrages ; on l'a vu au-dessus, le niveau de vocabulaire peut-être
très élevé, et servir la description, et d'une manière générale les pensées
propres à l'auteur. On peut donc dire de ces passages, qu'ils sont la trace de la présence de l'écrivain
; par le niveau de langage employé, on détermine aisément le cadre autour duquel va se greffer
l'action, et par voie de conséquence, les dialogues. Ces derniers constituent le deuxième niveau
de vocabulaire. Nettement plus triviaux et vivants, et pour cause, ils singent l'oralité du réel.
Si l'on choisit, par soucis d'impartialité, de s'en référer au même ouvrage, c'est-à-dire
J'irai faire Kafka sur vos tombes, on recense de nombreux exemples de ce type :
«- Alors, énonça Gérard, tu crois que tu vas pouvoir nous la jouer longtemps comme ça
?
- C'est au sujet du Polikarpov.
- Pardon ?
- Mon copain d'Angoulême a terminé les axes du train d'atterrissage.
- Ces pièces qui valent la peau du cul ?
- C'est une bonne nouvelle et c'en est pas une, exposa Gérard, en ce moment Gabriel a pas une thune.
- Justement.
- Comment ça justement ?
- Mon pote il veut pas d'argent.
- Qu'est-ce qu'il veut alors, que je lui cède mon fonds de commerce peut-être?»(85).
Dans ce type de dialogues, qui constituent la majorité de l'ouvrage, il est certain que les règles
de la grammaire et du bien-parlé ne sont pas respectées. De la suppression des négations à
l'argot, tous les éléments sont réunis pour que le lecteur sache où il se trouve (ici
au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, c'est-à-dire dans un café). Le vocabulaire est au service
de la trame. A l'instar des décors, ils sert l'action en jouant sur le rapport entre vocabulaire et milieu
social. Représentatifs d'un milieu social, et de tout un univers cher au polar, les dialogues permettent
d'identifier le contexte dans lequel vont évoluer les protagonistes. Jouant le rôle de révélateur,
ils donnent du crédit à l'action, tout en l'habillant du phrasé de la rue, lieu de toutes
les aventures.
Il paraît flagrant que cette collection est à rapprocher des romans noirs. En analysant quelques thèmes
récurrents du genre, et présents dans la série, on obtient la preuve que les genres en présence
sont proches. Le fait même que cette série constitue une collection à part entière la
rapproche radicalement des productions populaires dont est héritier le polar. De la même façon,
l'érotisme, si souvent présent dans les romans policiers, trouve une place de choix dans la collection
Le Poulpe. Quant au langage utilisé dans la série, que l'on a rapidement jaugé, il apparaît
qu'il est dans la lignée de tant d'autres fictions noires, c'est-à-dire empreint du vocabulaire souvent
argotique, symbole de la réalité et de la rue. On ne peut donc pas éloigner ces ouvrages de
tant d'autres productions populaires ; il est certain que des points communs existent, ce qui n'indique peut-être
pas l'appartenance, mais qui favorise sans aucun doute le rapprochement. Pourtant, si un doute subsiste, et interdit
l'assimilation complète de ces oeuvres au monde du polar, il faut s'interroger sur les particularités
de la série, et s'efforcer de déceler les éléments qui font de ces ouvrages une collection
à part.
Lorsqu'on essaie de classer la collection Le Poulpe dans un genre existant, on éprouve des difficultés
; même en le plaçant rapidement dans un genre aussi large que celui du roman populaire, il demeure
des questions. Les discordances sont nombreuses, comme autant de particularités, et la question reste entière
: à quel genre appartient cette série ? Si une telle interrogation peut paraître sans intérêt
de prime abord, elle prend bien vite une réelle importance. En effet, classer un ouvrage, le rapprocher
d'autres, c'est aussi désamorcer ce qui fait de lui un ouvre unique, ce qui en fait une «entreprise
qui n'eut jamais d'exemple»(86). C'est aussi masquer son ignorance,
en choisissant la simplicité, et en rangeant d'une manière grossière ce qui mériterait
un classement plus adéquat. C'est pour cette raison qu'il nous faut mettre en avant les particularités
de la série. De la sorte, il sera beaucoup plus aisé de cerner le genre en présence.
La suite...
(80)-Bertrand Delcour. Les sectes mercenaires. Ed. Baleine (1996), p.145.
(81)-Patrick Raynal. Arrêtez le carrelage. Ed. Baleine (1996), p.25.
(82)-Romain Goupil. Lundi, c'est sodomie. Ed. Baleine (1996), p.20.
(83)-Roger Dadoun. Allah recherche l'Autan perdu. Ed. Baleine (1996), p.204-205.
(84)-Michel Chevron. J'irai faire Kafka sur vos tombes. Ed. Baleine (1996), p.41.
(85)-Michel Chevron. J'irai faire Kafka sur vos tombes. Ed. Baleine (1996), p.18-19.
(86)-Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions Tome 1. Collection Livre de Poche (1992), p.5.
|