Voila l'été


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Décryptage du réel

Introduction

Chapître 1

Chapître 2

Chapître 3

Conclusion

Biblio

Suivez le guide...


















































Comité poulpien : qui se cache derrière ?

Mise à jour :
1er juin 1999


III-1
Correspondance avec le polar

Le Poulpe
une tentative de décryptage du réel

Chapître 3 :
Un genre dans le genre

L'idée et surtout le but de cette partie de l'étude est de déterminer le plus précisément possible ce qui confère à la collection Le Poulpe un statut de polar, c'est-à-dire ce en quoi cette série est dotée, sinon des poncifs, tout au moins des éléments et des techniques propres au genre. La difficulté de se prononcer sur ce point est rendue plus grande encore par le flou qui entoure la définition du polar, ou du roman policier. Les dénominations multiples et l'évolution permanente et salutaire de ce type d'ouvres rendent la tentative de définition encore plus ardue. Pourtant, il faut bien reconnaître que tout s'éclaire si l'on essaie, plutôt que de déterminer si les romans du Poulpe font partie ou pas de l'univers stricto sensu du polar, de voir en quoi certains thèmes et éléments récurrents de l'ouvre sont communs avec l'image que l'on a du polar contemporain. En somme, il paraît plus utile de trouver ce qui le rattache au polar que d'essayer de déterminer s'il a accès ou pas au terme générique de roman policier. De même, et par voie de conséquence, va-t-on naturellement mettre en relief, non pas ce qui l'exclut de tel ou tel genre, mais plutôt ce qui est reçu comme une particularité de l'ouvre, avec toutes les questions que l'appartenance à un genre bien défini peut soulever. Enfin, et ce sera le dernier point, il faudra analyser non plus les procédés créatifs ou les buts des auteurs, mais plutôt ce qui préside à la réception de la série, tout ce que le lecteur retire de ces ouvrages, en bref, quel effet, puisque c'est le rôle nécessaire de toute production que de provoquer quelque chose chez le destinataire, génère un tel type d'écrit. Ainsi, en prenant le lecteur comme sujet d'analyse, pourrons-nous espérer estimer l'impact de cette littérature.

Mettre à nu les rapports directs avec le monde du polar est nécessaire pour pouvoir comprendre la nature de cette série. On ne peut, et ne doit surtout pas ranger, classifier ces ouvrages comme appartenant au genre policier, sans avoir examiné ce qui en fait, ou pas un polar. On sait combien il est difficile de trouver une classification correcte, tant les genres et les sous-genres sont nombreux. Pourtant, certains thèmes, techniques et sujets semblent être communs à la production romanesque. Il s'agit donc d'en faire l'inventaire et de les analyser.


Une collection

En premier lieu, cette série est comparable à d'autres productions qu'on classe dans la catégorie des polars : son statut sériel. Même si ça peut paraître évident et dérisoire, le fait que ces ouvrages représentent une collection les apparente aux récits populaires à épisodes, et ce par de nombreux points. En effet, si la totalité des épisodes est regroupée, selon les termes même des Editions La Baleine, sous le nom de collection, ce n'est pas le détail le plus frappant. Les couvertures sont toujours du même auteur, Miles Hyman, et le format et l'allure générale de l'ouvrage sont invariables. Le nombre de pages est sensiblement égal, et le prix ne varie guère que d'un ou deux francs. Le produit, si l'on ose qualifier ainsi une ouvre écrite, est parfaitement qualibré, il dispose d'une norme clairement établie une fois pour toutes. La série est donc visuellement identifiable, et du fait de sa petite taille, destine sa place aux étagères et aux distributeurs, dans les librairies ou dans les gares. Ses considérations peuvent sembler insignifiantes, mais elles constituent les éléments de base d'une collection. L'idée même de placer le nom du héros en haut de la couverture, au dessus du nom de l'auteur et du titre, tend à renforcer l'image de série. Si l'inévitable jeu de mots plus ou moins réussi contenu dans chacun des titres constitue une référence commune au lectorat, il faut signaler que le nom du héros placé en premier correspond à une garantie tacite entre l'auteur et son public. De cette façon, l'auteur, qui n'est sur la couverture que l'espace d'un titre, garantit au lectorat, fidèle au Poulpe, mais pas forcément à lui une ouvre où le principe de la série sera respecté. On pourrait dire de ce contrat de lecture qu'il demande au lecteur d'accorder sa confiance à l'écrivain, non pas en raison de sa notoriété personnelle, mais parce qu'il signe un des épisodes ; par là, il se doit de satisfaire le public, en préservant un équilibre : il lui faut captiver le lecteur en lui apportant du neuf, tout en conservant le style de la série, ce qui en somme est un exercice assez périlleux, mais condition sine qua non de la réussite.

Dans le même ordre d'idée, les différents opus sont numérotés, il existe donc une cohésion et un ordre dans la série. Bien sûr, chaque aventure est indépendante des autres, et peut être abordée sans aucune connaissance de l'univers du Poulpe. Pourtant, il est indéniable qu'il vaut mieux commencer par le premier épisode, et suivre l'ordre de parution, sous peine de manquer quelques subtilités du texte ; à cela une raison simple : les auteurs en charge d'un futur épisode lisent forcément quelques aventures de Gabriel Lecouvreur, ne serait-ce que pour bien connaître l'ambiance de la série. Certains détails peuvent donc resurgir, détails sans aucune autre importance que de donner l'impression d'un univers ouvert et en perpétuel mouvement. On ne peut pas nier non plus que lire la collection ait quelque chose de frustrant. On a toujours l'insidieuse impression d'avoir raté des pans entiers de la série, alors qu'il n'en est rien. Pour statuer sur ce problème, il semble évident que malgré l'absence d'ordre chronologique, il existe un ordre logique, naturel, qui nous incite à construire l'univers du Poulpe dans le sens qu'ont suivi les auteurs, dans leurs contributions successives.

L'ensemble des épisodes du Poulpe constitue, par le biais de tous les points développés précédemment, une collection, rejoignant ainsi un grand nombre de séries dites policières. Ce faisant, la série acquiert un statut proche de celui de roman policier. Rejoignant sur les étals des collections telles que la «Série Noire» ou les «San-Antonio» ; on doit remarquer au sujet de ce dernier qu'on le qualifie à l'aide du nom de son héros, et pas de son créateur, à l'instar du Poulpe. Il faut aussi signaler, avant de mettre un terme à ces réflexions, que la série est finie, délimitée dans le temps. En effet, le centième épisode des aventures de Gabriel Lecouvreur sera le dernier opus de la collection. Ecrit par Jean-Bernard Pouy, qui commettra là sa première et sa dernière entorse au cahier des charges, en s'octroyant le droit légitime de clore la saga du Poulpe. Avec un début et une fin clairement établis, on ne peut douter du caractère sériel de ces ouvrages.


Aventure, danger et érotisme

Il s'agit maintenant de se plonger dans ce qui fait invariablement d'un écrit un polar, ou qui, plus sérieusement se trouve être en commun dans les productions de ce type. Pour cela, il suffit de passer en revue les thèmes récurrents dans les épisodes du Poulpe, pour les comparer aux idées-forces des romans noirs. Loin de chercher à établir un catalogue des clichés relatifs aux polars, il convient de mettre en relief les quelques thèmes qui font invariablement dire à l'amateur de polar, c'est-à-dire au vrai spécialiste du genre, qu'un ouvrage s'apparente, de près ou de loin à cette catégorie du roman populaire.

Ainsi, peut-on affirmer que l'essence même de ces ouvrages, ce qui en détermine la trame se trouve dans la notion d'aventure. De la Bretagne à l'Albanie, de la banlieue lyonnaise au Proche-Orient, ou encore des faubourgs parisiens à l'Afrique Noire, les contrées visitées par Le Poulpe sont le lieux de tous les dangers. Cette notion d'aventure, on la trouve dans la plupart des romans noirs ; c'est ce qui, la plupart du temps va captiver le lecteur et permettre au héros de l'histoire d'accomplir sa mission, à l'instar des «gestes» médiévales. L'aventure, c'est tout ce qui va pousser un personnage hors de destinée commune, pour le précipiter dans un tourbillon d'événements qu'il ne connaît pas, ne maîtrise pas. Tout l'intérêt de l'ouvre, et toute la finesse de l'auteur vont être d'amener le personnage au summum de ses possibilités, en acquérant par la même le statut de héros, en le posant en conflit direct avec ce qui a constitué sa quête, et toute l'intrigue du livre. Le personnage peut triompher, il peut aussi échouer, ce qui importe est la transcendance par l'action. En refusant un état de fait, le héros refuse ce que tous les autres acceptent. On rejoint d'ailleurs tous les principes, tous les traits de caractère de Gabriel. L'aventure est la seule façon pour Le Poulpe de contester l'ordre établi, et l'injustice qu'il implique. Pourtant, à la différence du héros traditionnel qui atteint la notoriété et l'estime par les actions qu'il mène, Le Poulpe vise la reconnaissance des droits de tous sur les privilèges de certains. On peut donc dire qu'il va à l'encontre de la destinée du héros, dans son acception la plus large.
Le danger est évidemment une composante déterminante de l'aventure. Sans lui, il n'y a aucune difficulté à franchir, la quête n'a donc plus de sens, puisqu'elle ne comporte plus d'ennemis. L'animosité que Gabriel éprouve pour ses ennemis n'est quasiment jamais personnelle, dans le sens où les combats du Poulpe correspondent à des enjeux idéologiques. Les cibles stigmatisent des comportements, et bien sûr, mettent une société entière en question. Evidemment, la violence est omniprésente dans ces ouvrages qui se veulent le plus réaliste possible ; il est donc tout naturel qu'en évoluant dans un monde si proche du notre, Le Poulpe soit confronté à la violence. Si la violence est souvent l'apanage de ceux qui représentent le mal dans l'ouvre, c'est-à-dire tous les ennemis, ceux qu'on a choisi de regrouper sous le terme de cibles, il faut bien reconnaître que Gabriel sait utiliser la brutalité, comme le prouve ce passage :

«Les autres gardes s'apprêtaient à se jeter sur leur part de butin et Le Poulpe en profita pour cueillir une mitraillette au vol et balança une rafale qui dégomma ses deux cerbères. Il se retrouva seul en tête avec le petit malin aux poches pleines. Silencieusement, il fit un geste de la main qui signifiait très crûment «aboule», tandis que de l'autre bras il le visait avec la PPSh41.»(80).

Il partage l'idée selon laquelle tous les moyens sont bons pour arriver à défendre des valeurs qu'on juge bonnes, idée qu'on retrouve sous la forme de théorie politique chez les Black Panthers, ce mouvement radical créé dans les années soixante par des membres de la communauté noire dans le but de combattre les injustices et le racisme de la société américaine. Il est très probable que Le Poulpe représente ce type de pensée, qui vise, on peut le voir dans chaque épisode à détruire les ennemis, et les idées qu'ils véhiculent. Les notions d'aventure et de danger, indissociables, sont donc omniprésentes dans la série, puisqu'elles constituent tout l'enjeu de l'ouvrage.

De la même façon, mais dans un registre différent, l'érotisme prend une place importante dans la collection, et ce pour des raisons diverses. La plus évidente, mais aussi la moins intéressante, parce que bassement matérielle, est évidemment que l'érotisme fait vendre. Fabriquant des fantasmes, l'auteur a tout intérêt à inclure quelques scènes brûlantes, s'il veut continuer à captiver son lectorat ; certains objecteront qu'un bon roman n'a pas besoin de tels artifices, mais il est évident que chaque écrivain est plus ou moins «tenu» par les contraintes du marché. On peut faire la comparaison avec le domaine cinématographique où, les films sont parsemés, parfois par contrainte, souvent par appât du gain, de scènes plus ou moins érotiques. Cependant, on ne peut pousser la comparaison plus loin, le domaine cinématographique étant soumis à des contraintes autrement plus pesantes que dans le cadre de la création littéraire, surtout lorsqu'il s'agit de littérature marginale, donc d'exception. Ensuite, il ne faut pas oublier, loin des exigences du marché, que l'érotisme est une composante de la société, tout comme la violence que l'on évoquait plus haut ; il est tout à fait naturel, lorsqu'on dépeint le plus fidèlement possible le monde réel, d'y inclure la sexualité. Longtemps réservée à un genre très précis, l'évocation des rapports intimes est aujourd'hui sortie du ghetto dans lequel le tenait un puritanisme que le monde littéraire entretenait lui aussi, si bien que l'on voit une recrudescence de productions à caractère érotique. La collection Le Poulpe, véritable reflet de notre société, a su intégrer ces changements, d'autant plus facilement que la majorité de ses auteurs ont une proximité avec les événements de Mai-68, et ce qu'on a appelé la libération sexuelle, qui est loin d'être seulement temporelle. Enfin, il est vrai que l'érotisme a toujours été présent dans la littérature populaire, et donc dans le polar. On a tous en tête des images du détective privé entouré de créatures aux formes avantageuses, et dont la sensualité est quasiment tactile. Rien d'étonnant donc à ce que Gabriel se permette des escapades amoureuses, dans chaque épisode de la série ; une différence, ô combien importante subsiste pourtant : la description des femmes dans les polars traditionnels contient bien souvent une teneur fortement sexiste. Dans Le Poulpe, on ne trouve pas d'évocation de ce genre, pour deux raisons : d'une part, Gabriel, et à travers lui, les auteurs, sont engagés politiquement en faveur du droit de chacun de disposer de son corps et de son image, et il serait pour le moins choquant de déceler des traces de machisme, chez les défenseurs de l'Egalité. D'autre part, un personnage dans la collection réduit à néant l'imagerie sexiste : Cheryl. Compagne du poulpe, elle ne conçoit la fidélité qu'en l'associant à la liberté. Elle s'autorise donc des aventures amoureuses dont est exclu Gabriel. Le schéma sexiste classique donnerait au Poulpe le loisir, durant ses enquêtes, et comme une forme de repos du guerrier, le choix de multiplier les liaisons, autant brèves qu'intenses, pendant que Cheryl se morfondrait en attendant le retour de son héros. Ici, cette imagerie des temps obscurs n'a pas de place. Représentant la femme libérée, Cheryl s'autorise des escapades sexuelles, sans pour autant oublier l'homme qu'elle aime ; on parle d'amour entre eux, même si Patrick Raynal ne voit entre eux que «de l'amitié, du sexe mais pas d'amour»(81) . La distinction entre l'amour le désir montre les relations intimes entre le héros et sa compagne sous un jour nouveau : il n'a plus l'exclusivité de celle qu'il laisse le temps de sa quête. De plus, les descriptions du corps de Cheryl sont toujours traitées avec beaucoup de sensualité, comme en témoigne le passage suivant :

« Cheryl était allongée nue, et le tissu soyeux des draps repoussés s'ordonnait autour de son corps magnifique comme un cadeau encore à découvrir. Dans la pénombre de sa chambre, les vagues de reflets sur ses oreillers détouraient un écrin autour de ses seins et de ses hanches, transformant sa cheville et le haut de son épaule en éclats scintillants d'un diamant vivant. Le rai de lumière de la salle de bains dessinait son sexe comme une plume d'or blond»(82).

Il est indéniable que dans la série, un érotisme parfois très présent entoure Cheryl.

Il faut bien admettre que les aventures de Gabriel sont aussi l'occasion de rencontres. A titre d'exemple, on peut citer le roman de Roger Dadoun, Allah recherche l'Autan perdu, où les scènes érotiques occupent une place assez importante, à l'image des descriptions très crues qui jouent de contraste avec les habituels ébats du Poulpe ; le passage suivant illustre bien la teneur de l'action :

«Oui, plus fort, dit-elle, plus vite. Défonce-moi. Je te sens jusqu'au fond, jusqu'aux tréfonds de mon âme. Ô mon amour, tu me sondes le cour et les reins ! Fuck, fuck me again.»(83).

Ici, l'auteur accentue la sensualité présente dans la collection, et fait de Gabriel un fougueux amant, dans une description qui s'étend sur quatre pages. Le langage, certes imagé, ne laisse aucune place à l'imagination, et le réalisme est total.

Qu'il soit masqué, en demi-teinte, ou complètement révélé, l'érotisme accompagne les aventures du Poulpe. Si le style des auteurs diffère, comme autant de façons d'aborder la sexualité, il n'en demeure pas moins certain que la sensualité est partie prenante de ces ouvrages. La présence de Cheryl est très probablement pour beaucoup dans ce constat, mais il semble, d'une manière plus générale, que le sexe est une des composantes de ce type d'ouvrage. Ainsi, peut-on une fois de plus rapprocher cette collection de nombreux autres ouvrages dits policiers, noirs ou tout simplement populaires, mais qui tous contiennent un parfum d'érotisme.

Le vocabulaire

On ne peut achever ce rapide tour d'horizon des éléments communs aux polars et à la collection Le Poulpe sans évoquer ce qui peut-être est le plus flagrant : le langage. L'étude du vocabulaire peut, sinon déterminer l'appartenance ou pas de la série au genre du polar, au moins nous donner des pistes de réflexion. Comment mieux cerner un texte qu'en étudiant son vocabulaire ?

Il est hors de question de chercher ici à analyser en profondeur les subtilités et les significations masquées du langage employé dans ces ouvrages. En premier lieu, ce travail s'avère bien trop fastidieux, puisque le nombre d'auteurs en présence nécessiterait une approche particulière à chaque contribution. De plus, il est préférable de s'interroger sur la teneur du vocabulaire en préservant une certaine candeur, c'est-à-dire en se gardant d'utiliser telle ou telle approche rigoureuse, en perdant ce qui donne du sens au texte. Il s'agit donc ici de répertorier quelques remarques que l'on peut formuler dès la lecture, avec des yeux d'amateurs. De la sorte, les rapports avec les polars traditionnels sont plus immédiats, plus flagrants.

Dans ces oeuvres, le vocabulaire n'est jamais extrêmement recherché pour l'évidente raison qu'elles sont supposées transcrire tel quel le réel. Il serait donc anormal de trouver dans ces lignes des tournures appartenant au domaine soutenu de la langue ; et pourtant, et c'est le cas dans les descriptions par exemple, le langage peut devenir très élaboré, comme c'est le cas ici :

«Une profusion de maisons moyenâgeuses, aux toits pentus, s'appuyaient les unes aux autres. Celles proches de la Muraille de Chine étaient les plus abîmées : couvertures déchirées qui laissaient voir un encéphale de poutres et chevrons à vif, bâtis à demi-ruiné, quadrilatères de gravois mangés de ronces et recouverts de fins treillages sous lequel Gabriel vit courir des cohortes de muridés»(84).

Il n'est bien sur pas question de juger le style du passage, et de déterminer, par des moyens personnels ou peu fiables si ces lignes sont bien écrites ou pas : ce n'est pas le but de cette étude de classer tel ou tel style, tel ou tel auteur dans des cases choisies arbitrairement, mais plutôt de montrer que deux types de langages se côtoient dans ces ouvrages ; on l'a vu au-dessus, le niveau de vocabulaire peut-être très élevé, et servir la description, et d'une manière générale les pensées propres à l'auteur. On peut donc dire de ces passages, qu'ils sont la trace de la présence de l'écrivain ; par le niveau de langage employé, on détermine aisément le cadre autour duquel va se greffer l'action, et par voie de conséquence, les dialogues. Ces derniers constituent le deuxième niveau de vocabulaire. Nettement plus triviaux et vivants, et pour cause, ils singent l'oralité du réel. Si l'on choisit, par soucis d'impartialité, de s'en référer au même ouvrage, c'est-à-dire J'irai faire Kafka sur vos tombes, on recense de nombreux exemples de ce type :

«- Alors, énonça Gérard, tu crois que tu vas pouvoir nous la jouer longtemps comme ça ?
- C'est au sujet du Polikarpov.
- Pardon ?
- Mon copain d'Angoulême a terminé les axes du train d'atterrissage.
- Ces pièces qui valent la peau du cul ?
- C'est une bonne nouvelle et c'en est pas une, exposa Gérard, en ce moment Gabriel a pas une thune.
- Justement.
- Comment ça justement ?
- Mon pote il veut pas d'argent.
- Qu'est-ce qu'il veut alors, que je lui cède mon fonds de commerce peut-être?»(85).

Dans ce type de dialogues, qui constituent la majorité de l'ouvrage, il est certain que les règles de la grammaire et du bien-parlé ne sont pas respectées. De la suppression des négations à l'argot, tous les éléments sont réunis pour que le lecteur sache où il se trouve (ici au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, c'est-à-dire dans un café). Le vocabulaire est au service de la trame. A l'instar des décors, ils sert l'action en jouant sur le rapport entre vocabulaire et milieu social. Représentatifs d'un milieu social, et de tout un univers cher au polar, les dialogues permettent d'identifier le contexte dans lequel vont évoluer les protagonistes. Jouant le rôle de révélateur, ils donnent du crédit à l'action, tout en l'habillant du phrasé de la rue, lieu de toutes les aventures.

Il paraît flagrant que cette collection est à rapprocher des romans noirs. En analysant quelques thèmes récurrents du genre, et présents dans la série, on obtient la preuve que les genres en présence sont proches. Le fait même que cette série constitue une collection à part entière la rapproche radicalement des productions populaires dont est héritier le polar. De la même façon, l'érotisme, si souvent présent dans les romans policiers, trouve une place de choix dans la collection Le Poulpe. Quant au langage utilisé dans la série, que l'on a rapidement jaugé, il apparaît qu'il est dans la lignée de tant d'autres fictions noires, c'est-à-dire empreint du vocabulaire souvent argotique, symbole de la réalité et de la rue. On ne peut donc pas éloigner ces ouvrages de tant d'autres productions populaires ; il est certain que des points communs existent, ce qui n'indique peut-être pas l'appartenance, mais qui favorise sans aucun doute le rapprochement. Pourtant, si un doute subsiste, et interdit l'assimilation complète de ces oeuvres au monde du polar, il faut s'interroger sur les particularités de la série, et s'efforcer de déceler les éléments qui font de ces ouvrages une collection à part.

Lorsqu'on essaie de classer la collection Le Poulpe dans un genre existant, on éprouve des difficultés ; même en le plaçant rapidement dans un genre aussi large que celui du roman populaire, il demeure des questions. Les discordances sont nombreuses, comme autant de particularités, et la question reste entière : à quel genre appartient cette série ? Si une telle interrogation peut paraître sans intérêt de prime abord, elle prend bien vite une réelle importance. En effet, classer un ouvrage, le rapprocher d'autres, c'est aussi désamorcer ce qui fait de lui un ouvre unique, ce qui en fait une «entreprise qui n'eut jamais d'exemple»(86). C'est aussi masquer son ignorance, en choisissant la simplicité, et en rangeant d'une manière grossière ce qui mériterait un classement plus adéquat. C'est pour cette raison qu'il nous faut mettre en avant les particularités de la série. De la sorte, il sera beaucoup plus aisé de cerner le genre en présence.

La suite...





(80)-Bertrand Delcour. Les sectes mercenaires. Ed. Baleine (1996), p.145.
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(81)-Patrick Raynal. Arrêtez le carrelage. Ed. Baleine (1996), p.25.
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(82)-Romain Goupil. Lundi, c'est sodomie. Ed. Baleine (1996), p.20.
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(83)-Roger Dadoun. Allah recherche l'Autan perdu. Ed. Baleine (1996), p.204-205.
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(84)-Michel Chevron. J'irai faire Kafka sur vos tombes. Ed. Baleine (1996), p.41.
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(85)-Michel Chevron. J'irai faire Kafka sur vos tombes. Ed. Baleine (1996), p.18-19.
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(86)-Jean-Jacques Rousseau. Les Confessions Tome 1. Collection Livre de Poche (1992), p.5.
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