Ces considérations nous conduisent directement à mettre en relief la source même de l'engagement
: les auteurs. Si Le Poulpe prend part à l'actualité et adopte des positions si tranchées,
c'est qu'elles correspondent à celles de leurs auteurs. Quels rapports peut entretenir un auteur avec son
personnage, lorsque celui-ci est Gabriel Lecouvreur ?
La «vieille garde» du polar
Dans cette collection, on a affaire à deux types d'auteurs. Certains sont des novices. Journalistes
comme Gérard Lefort, cinéastes comme Paul Vecchiali, ou tout simplement jeunes talents, comme Mouloud
Akkouche, ils trouvent dans Le Poulpe l'occasion de se familiariser avec un genre nouveau, et de procéder
à une expérience dans un cercle qui a su demeurer amical, puisque tous se connaissent, ou du moins
se côtoient. D'autres sont des écrivains à temps plus ou moins plein, connus et reconnus, et
ils donnent à cette série ce qui fait leur originalité, et qu'on retrouve dans tous leurs
ouvrages ; en somme, c'est une contribution à l'élaboration d'un projet commun. Pour éclairer
le point de vue des novices, on peut se servir de l'opinion défendue par Romain Goupil, auteur de Lundi,
c'est sodomie, et novice dans la création de romans, pour qui l'écriture d'un épisode du Poulpe
a été une idée un peu folle, mais surtout un projet extrêmement enrichissant. Lui qui
est cinéaste de profession a su donner un ton et une teinte très «filmés» de l'aventure,
ce qui fournit la preuve de l'intérêt des contributions multiples. Pour les autres, c'est-à-dire
ceux qu'on pourrait regrouper sous le terme de «vieille garde du polar», le problème est tout
autre. Jean-Bernard Pouy est un écrivain très estimé dans le monde du polar. Il a su, jouant
de ses nombreuses relations et amitiés, cristalliser une ribambelle d'auteurs tout aussi talentueux. Les
premiers épisodes de la série en témoignent. Ainsi, on retrouve Quadruppani, Raynal, Delteil,
Daeninckx, Reboux, et tant d'autres. Pour simplifier, on peut dire qu'une grande partie des grands auteurs de polars
en France s'est retrouvée dans la collection. Nul doute d'ailleurs que le succès du Poulpe, en tout
cas au début, vient de la présence d'autant d'écrivains de talent réunis dans le même
projet.
L'intérêt est évidemment que tous ces auteurs se connaissent ; pour la plupart amis, ils ont
un passé en commun. Ils ont écrit pour la Série Noire un certain nombre d'ouvrages, et la
microcosme du polar étant ce qu'il est, la collection du Poulpe peut être comparée au point
d'orgue de toute une série de liens, et de connivences. Ainsi, lorsque Daeninckx fait dire à un de
ses personnages, un libraire fasciste, : «Delteil ! Joseph ou Gérard ? Il faut préciser, des
Delteil il y en a plusieurs maintenant.»(59), on ne peut s'empêcher
de trouver comique ce rapprochement incongru. Ce qui frappe, c'est ce rapport tellement étroit entre la
réalité et la fiction que savent imposer les auteurs du Poulpe. De la même manière,
Pouy s'amuse à situer le lieu de l'accident des parents de Gabriel sur une Nationale , la quatre-vingt-six,
ce qui fait écho au titre d'un de ces ouvrages paru dans la collection Série Noire, RN 86. On peut
trouver énormément de clins d'oil, et de jeux entre les auteurs, qui, la plupart du temps, sont faits
exprès. Seulement, pour comprendre tous ces jeux de mots, il faut souvent appartenir à leur microcosme,
si bien qu'il est probable que la plupart des lecteurs ne comprend pas la plaisanterie. On peut se demander d'ailleurs
si ces traits d'humour nous concernent, et si ce n'est pas mieux de les laisser à leurs destinataires.
Dédicaces et clins d'oeil
Dans un genre un peu différent, parce que moins confidentiel, les dédicaces fleurissent au
début des ouvrages, et nous renseignent sur le contenu, mais aussi sur leurs auteurs. L'exemple le plus
flagrant est peut-être constitué par la dédicace de Jean-Jacques Reboux aux trois personnes
assassinées par des membres du Front National. Le livre se fait là porteur d'un message quasi personnel,
et le fait que ce qui suit, l'intrigue fictionnelle (en partie seulement, on le verra), traite du même sujet
apporte une coloration bien particulière à l'épisode. De la formule la plus hermétique
«à chaque jour suffit sa nuit»(60), à la plus solennelle
«à tous ces magnifiques perdants qui n'ont pas bradé leur mémoire pour pourrir dans
un fauteuil»(61), et à la plus cinglante «la formule «Toute
ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé, etc.» n'est que «boule de merde»
(en v.o : bullshit).»(62), la dédicace, beaucoup plus que le
résumé au dos de l'ouvrage, tellement succinct qu'il en devient incompréhensible, est un repère,
qui donne, à tort ou a raison un ton particulier à ce qui suit. On peut dire que la dédicace
filtre un peu plus que ce que l'épisode en lui-même nous donne à penser ; en somme, la dédicace,
dans cette collection, façonne, introduit l'aventure, en lui conférant une trace de vérité,
celle de l'auteur.
Prises de positions
La prise de position des auteurs du Poulpe est évidente ; il suffit de lire les paroles qu'ils prêtent
au personnage principal, donc, qu'on le veuille ou pas à la figure héroïque de la série,
pour jauger la teneur politique de ces ouvrages. On est en droit de se demander s'il existe des ressemblances entre
Le Poulpe, et ses auteurs. Pour Jean-Jacques Reboux, «sans être obligé de se reconnaître
complètement dans le personnage, il faut s'y retrouver un minimum, sinon tout tombe à plat»(63). Il y a donc un lien, autre que le rapport créateur/créature,
entre les auteurs et Le Poulpe. Cette ressemblance, puisqu'il s'agit d'un jeu de miroirs plus ou moins déformants,
puise son essence dans l'engagement. Jean-Bernard Pouy a créé un personnage politique. A l'antifascisme
du Poulpe fait écho l'engagement personnel de Pouy, lorsqu'il écrit, pour citer un exemple, dans
les colonnes du journal autonome No Pasaran, auquel il collabore régulièrement. Pascal Dessaint pense,
quant à lui, qu'ils ont «tous deux (Gabriel et lui) manifesté en 1986 pour crier : "Plus
jamais ça !" à la mort de Malik Oussekine»(64). De
la même façon, Didier Daeninckx fait passer des idées dans le discours du Poulpe, et se permet
même, on le verra plus en avant dans l'étude, une attaque documentée et cinglante contre les
«nationaux-bolchéviques», ceux qu'on nomme les bruns-rouges. Son livre est donc, on serait tenté
de dire tout naturellement interdit à la bibliothèque d'Orange ; naturellement, c'est le cas de le
dire, puisque des membres du FN à Orange appartiennent à cette mouvance. Daeninckx est donc directement
impliqué ; ce qu'il écrit participe d'une prise de positions.
Dans le même ordre d'idées, on retrouve beaucoup d'auteurs du Poulpe dans l'ouvrage collectif édité
par le groupe libertaire REFLEX, intitulé Pas de justice, pas de paix(65)
Parallèlement, on trouve des stands abritant la collection Le Poulpe dans de nombreux lieux et manifestations
militants : à la fête de l'Humanité, ou encore au festival du syndicat étudiant UNEF,
pendant lequel eut lieu une rencontre entre divers auteurs de la série et les jeunes syndiqués. On
a aussi pu voir Serge Quadruppani venir discuter, à l'appel du groupe anarchiste «la Commune»,
à Toulon, de la situation politique de la région. Il apparaît clairement que la collection,
et bien sûr ses auteurs ont une sensibilité très à gauche, pour ne pas dire carrément
libertaire. Ainsi, un épisode du Poulpe intitulé Deuxième Debré(66) a-t-il servi la cause des Sans-papiers. Distribué gratuitement à la foire du
livre de Paris, cet opus est un réquisitoire contre les lois racistes, Pasqua-Debré en particulier.
Il apparaît désormais clairement que les auteurs du Poulpe, qu'ils soient des débutants dans
le monde du roman populaire, ou à l'inverse qu'ils appartiennent à la «vieille garde»
des auteurs français, ont quelque chose en commun. Outre le fait, bien sûr, qu'ils soient tous rassemblés
par le projet de Jean-Bernard Pouy, et liés par Le Poulpe et l'univers commun qu'ils ont créé,
outre le fait qu'ils soient souvent amis, ce qui suppose des connivences et des clins d'oil au sein même
des épisodes, tous ont en commun d'être des auteurs engagés, dans le sens où ils prennent
part au réel en écrivant. Ecrire n'est pas ici un simple travail de narration fictionnelle, mais
bel et bien une prise de position débouchant sur l'acte. Il s'agit maintenant de savoir quelle notion du
réel est prise en compte, et surtout de quels sens ils chargent leurs écrits.
La suite...
(59)-Didier Daeninckx. Nazis dans le métro. Ed. Baleine (1996), p.45.
(60)-Hervé Prudhon. Ouarzazate et mourir. Ed. Baleine (1996).
(61)-Cesare Battisti. J'aurai ta Pau. Ed. Baleine (1997).
(62)-Yannick Bourg. Les potes de la perception. Ed. Baleine (1997).
(63)-Jean-Jacques Reboux. Entretien paru dans Le Nouveau Campus (dec.96).
(64)-Pascal Dessaint. Entretien trouvé sur Internet (1997).
(65)-Collectif. Pas de justice, pas de paix. Nouvelles résolument non policières
mais carrément noires. Ed. REFLEX, collection SCALP Noir (1997).
(66)-Collectif des auteurs du Poulpe. Deuxième Debré. Ed. Baleine (1997).
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