Les personnages qu'on appelle, souvent à tort, personnages secondaires, sont assez nombreux dans la collection
du Poulpe. Pourtant, ils sont tous, on va le voir, nantis d'une importante épaisseur psychologique, garante
de la durée de vie de la collection. Simple connaissance ou relation proche, tous contribuent à tisser
un monde cohérent et complet.
Cheryl, le repos du guerrier ?
Le personnage le plus proche de Gabriel, et pour cause, est sans nul doute sa compagne Cheryl. Apparue dès
le premier épisode de la série, elle constitue le point d'attache du Poulpe. Conçue pour contrer
«les potiches de la haute»(16), le destin de cette coiffeuse de
la rue Popincourt est lié à celui du Poulpe depuis leur enfance, alors qu'ils fréquentaient
tous deux «la cour de récréation de l'école Saint-Bernard»(17). Beaucoup d'éléments tendent à caractériser Cheryl. Elle possède,
au dessus de son salon de coiffure, rue Popincourt , un «trois-pièces élégant, avec
surtout une chambre «à l'américaine»»(18)
et affectionne particulièrement les kangourous et les photos de Marylin Monroe, dont elle possède
la même couleur de cheveux. Nantie d'un certain franc-parler qui la rend invariablement de bon conseil, elle
n'a rien d'une potiche qui attend son aventurier en tremblant, même si Roger Dadoun prête au Poulpe
de sombres pensées, où il craint que Cheryl ne représente en définitive que «le
repos du guerrier qui [...] attend le bon vouloir d'un mec qui va rouler ses mécaniques ailleurs»(19). Il serait extrêmement dommage qu'une série comme celle-là,
diffusant des idées pour le moins libertaires, abrite le sexisme. C'est pour cette raison que dernièrement
est apparue une collection non pas annexe, mais indépendante, ayant Cheryl pour personnage principal. Le
but avoué d'une telle série est de sortir les femmes du carcan dans lequel elles sont la plupart
du temps plongées. Cheryl représente la femme libre et libérée (il suffit de lire la
description de ses ébats avec Gabriel). Fidèle en amour, elle peut avoir des aventures, tout comme
Le Poulpe. Cette autonomie sexuelle, qui n'a rien d 'étonnant chez un personnage mâle peut paraître
plus surprenante chez une femme, ce qui prouve d'ailleurs que le machisme s'insinue vraiment partout. Il faut aussi
signaler que Cheryl, contrairement à tous les autres personnages de la série, est la seule à
demeurer en relation avec Gabriel pendant le déroulement de l'aventure. Elle constitue le seul point d'attache,
le seul lien avec le monde qui nous est donné au début de chaque opus, celui du «Pied de Porc
à la Sainte-Scolasse».
Les proches, une seconde famille
La figure emblématique de ce café est bien sur Gérard, le maître des lieux. Même
si Jacques Vallet, dans L'amour tarde à Dijon en fait un personnage «désagréable»(20), Gérard est un des plus proches amis du Poulpe. Signalons au passage,
que les auteurs font réellement ce qu'ils veulent des personnages, comme on a pu le voir. L'illustration
est parfaite ici, puisque Vallet a choisi d'appuyer certains traits de Gérard, dans le but de le rendre
antipathique, alors qu'il a simplement un caractère difficile dans les autres volumes. Cette liberté
appartient aux auteurs, et sert l'ouvre. Pour en revenir au personnage de Gérard, il est d'autant plus important
qu'il constitue souvent le point de départ des aventures du Poulpe. En effet, c'est le cafetier qui lui
donne le journal, ou qui commence à évoquer telle ou telle affaire. Il est le détonateur de
l'action. Quand on suit leurs discussions, toujours agitées, on ne peut s'empêcher de penser à
des débats dignes du Café du Commerce. Il y a quelque chose d'irrésistible dans leurs conversations,
qui provient peut-être du contraste entre la finesse d'analyse de Gabriel et la lourdeur pataude de Gérard.
Ainsi :
«Alors, dit Gérard qui s'était enfin retourné et l'observait, bras croisés ,
l'air fumasse. Monsieur le Poulpe est encore dans son journal ? Monsieur le Poulpe comprend tout, une fois de plus»(21).
Pourtant, derrière ses airs bourrus et ses éclats de voix qui rappellent Raimu, Gérard est
un personnage éminemment attachant. On en a la preuve dans Lundi, c'est sodomie, de Romain Goupil, où
Maria, sa femme est atteinte d'un cancer. Lors d'une visite à l'hôpital, on découvre, en demi-teintes,
un Gérard beaucoup plus tendre qu'à l'accoutumée, qui, «après un rapide baiser,
s'affairait dans la chambre comme un gamin»(22). Maria, sa femme donc,
est aussi un personnage important de la série. Ayant bien connu les parents de Gabriel, elle est devenue
très proche du Poulpe. Même si ses apparitions sont fugaces, les auteurs lui ont toujours conféré
une douceur, une intelligence et une joie de vivre qui joue de contraste avec le caractère épais
de son mari. De plus, d'origine espagnole, les théories libertaires ne lui sont pas étrangères,
comme en témoigne ce court dialogue :
«-Salue Durutti pour moi, lança-t-il à l'adresse de Maria .
-CNT/FAI, rugit celle-ci depuis sa cuisine.»(23).
On peut dire de Maria qu'elle représente toute la bonté qu'on peut trouver chez les réfugiés
espagnols ayant fui le franquisme. Mais loin des clins d'oil à l'Histoire de son pays, Maria est la pièce
motrice du Pied de Porc à la Sainte-Scolasse ; c'est flagrant dans l'épisode écrit par Romain
Goupil, Lundi, c'est sodomie. Mais, beaucoup plus important encore, c'est dans cet épisode que son personnage
est le plus étoffé. La description physique de ses «rides de malice autour de ses petits yeux
noirs, des plis de sourire au coin des lèvres»(24) s'efface bien
vite pour nous offrir une vision beaucoup plus intime de Maria, où elle confie à Gabriel avoir eu
une relation avec leur cuisinier, Vlad. Cette révélation peut paraître totalement anodine à
qui n'est pas un lecteur assidu du Poulpe, mais pour tous les autres, découvrir une facette de Maria que
l'on soupçonnait si peu a réellement quelque chose de captivant et d'émouvant.
Puisqu'on l'évoque plus haut, profitons-en pour essayer de cerner la personnalité de cet ancien médecin,
ayant fui les persécutions du régime roumain, et reconverti aide-cuisinier Au Pied de Porc à
la Sainte-Scolasse, à savoir Vlad. Lui aussi est un personnage réservé, dont les apparitions
sont brèves, mais régulières. C'est dans J'irai faire Kafka sur vos tombes, de Michel Chevron,
qu'il revêt une importance supplémentaire, puisque c'est par son intermédiaire que va débuter
l'aventure.
Mis à part sa liaison avec Maria que l'on évoquait plus haut, on ne sait quasiment rien d'autre sur
lui ; pourtant, nul doute qu'il forme, avec Gérard et Maria le trio indissociable du Pied de Porc à
la Sainte-Scolasse, trio auquel il faut bien évidemment rajouter le chien Léon, compagnon canin incontinent,
dont l'âge canonique apporte une explication à ses débordements urinaires et baveux, protagoniste
qui peut paraître sans intérêt, mais qui constitue pourtant un des soubassements de l'univers
du Poulpe ; passer sous silence ses apparitions reviendrait très probablement à commettre une erreur.
Il est impensable de recenser les personnages qui gravitent autour de Gabriel Lecouvreur sans évoquer Pedro.
Ce catalan, à l'instar de Maria était un ami très proche des parents de Gabriel, et il a toujours
joué le rôle de «l'oncle toujours disponible pour rendre service»(25). Ce «vieil anarchiste catalan»(26) possède
une imprimerie clandestine sur sa péniche. Habitué à se méfier de la police et de l'Etat
(il a «connu les privations et les atrocités des geôles fascistes»(27), il possède toute une panoplie de faux-papiers qui servent régulièrement
à Gabriel. De même, il est «depuis toujours fournisseur d'armes pour les bonnes causes et les
vrais amis»(28). C'est dans Chicagone, de François Joly, qu'un
pan de la vie de Pedro se révèle, puisqu'on apprend dans le même temps l'existence et la mort
de son neveu. Ce personnage, possède lui aussi des caractéristiques très particulières,
qui en font un élément important de la fiction : sa vie sur la péniche, son «goût
pour le parler codé»(29), son passé de résistant
à l'oppression fasciste (il était membre de la colonne Durutti), jusqu'à ses cigarettes Seita,
tout concoure, d'une part à entourer ce personnage d'un halo de mystère, et d'autre part à
susciter l'intérêt et l'attachement. Il faut bien se rendre compte de l'importance de Pedro. Sans
lui, les auteurs auraient perdu toute la dimension de véracité de cette collection. Comment croire,
en effet, qu'un individu peut agir en toute impunité, sans être arrêté depuis longtemps
par les autorités. Pedro représente surtout la condition sine qua none de l'amorçage et de
la réalisation des aventures. Etant un personnage trouble, il peut fournir tout ce qui est nécessaire
à la mission du Poulpe (papiers, armes, voitures,...) et qui serait très difficile à trouver
sans lui. C'est un peu l'alibi des auteurs, l'élément qui permet de croire au scénario, sans
le trouver par trop irréaliste. Enfin, et un peu comme Maria, Pedro représente l'idéal libertaire,
la figure mythique du combattant antifasciste. Il a acquis un statut de héros, et c'est Gabriel qui reprend
son combat, avec des méthodes plus adaptées au monde actuel, en le représentant. Quadruppani
ne dit-il pas que «l'influence du vieux catalan était sûrement pour quelque chose dans la vie
marginale de Gabriel»(30).
Puisqu'on passe en revue les personnages qui prennent part aux aventures du Poulpe, comment éviter Jacques
Vergeat, inspecteur des Renseignements Généraux de son état, et ennemi juré de Gabriel.
Cet être médiocre, censé représenter l'inefficacité et la bassesse des forces
de l'ordre s'est donné pour but de capturer Le Poulpe, ou plutôt d'arriver à prouver que Gabriel
est un être malfaisant, dont les affaires sont «suspectes, obscures, illégales»(31) : c'est la lutte séculaire entre le libre-penseur anarchiste, et le policier, une sorte
de Guignol moderne. Pour Le Poulpe, «ce n'était pas le bonhomme qu'il combattait, mais le flic qui
était niché en Vergeat»(32), c 'est dire si dans les différents
épisodes, la loi, et son bras armé, la police, sont ridiculisés et conspués. Pour Vergeat,
Lecouvreur incarne la «défiance vis-à-vis de l'ordre, [la] haine irraisonnée de l'uniforme,
[la] contestation primaire des lois»(33)., en somme tout ce qui, par
essence, naturellement, intuitivement, va à l'encontre de la philosophie policière. Le jeu est donc
double : par moment, Vergeat amuse, il est inculte, borné et manque cruellement de discernement, puis, dans
d'autres épisodes, ou à d'autres occasions, se dessine un portrait beaucoup plus réaliste
de l'inspecteur des Renseignements Généraux, où il devient beaucoup moins inoffensif, et où
surtout on discerne nettement mieux le danger et le vice d'untel personnage, et d'une telle fonction.
Enfin, on se doit de ne pas omettre Raymond, qui, s'il n'apparaît que brièvement à la fin des
épisodes, n'en a pas moins un rôle des plus importants, puisqu'il est responsable de la restauration
du fameux Polikarpov. Cet avion soviétique, qui avait servi pour Staline pendant la guerre d'Espagne, où
il avait acquis le statut d'»arme antifasciste»(34), avait été
amené «à Moisselles à l'arrière d'un camion»(35).
Raymond, le mécanicien, avec «ses doigts de fée»(36),
comme se complaît à le rappeler Gabriel, est donc, même s'il n'oublie «jamais d'être
commerçant»(37), un proche du Poulpe qui partage son rêve
aérien.
On pourrait aussi citer l'oncle Emile et la tante Marie-Claude, qui ont recueilli Gabriel à la mort de ses
parents, et qui sont souvent évoqués, ou tant d'autres qui n'apparaissent que le temps d'un épisode,
mais il semble que le but est atteint : les personnages secondaires, qu'on peut croire anodins, sont en réalité
déterminants dans le développement de l'univers du Poulpe. Souvent à l'origine des aventures,
ils ont tous un rôle qui structure la fiction. On peut aussi remarquer qu'ils bénéficient tous
d'un épisode où leur rôle est grossi, et où ils apparaissent sous des biais jusqu'alors
inconnus. De la même façon qu'on apprend des pans de la vie de Gabriel, on découvre des personnages
en profondeur, selon la teinte et l'importance qu'on leur confère. Il est vrai aussi que chaque personnage
correspond à une partie de la vie du Poulpe, c'est-à-dire qu'ils l'ont tous comme dénominateur
commun. Chaque élément qu'on prétend secondaire a une fonction précise et distincte,
autonome ; il existe donc des jonctions, des liens entre les personnages, mais aussi entre les personnages et Le
Poulpe. Rien n'est laissé au hasard, et tout concoure à faire de cet univers un monde ordonné
et cohérent, où les protagonistes prennent et perdent de leur importance, mais sans jamais cesser
d'exister.
L'âme des lieux
Dans cet ordre d'idée, il nous faut nous pencher sur un élément évidemment moins
facile à discerner de prime abord, mais qui prend dans la série une place énorme. Il s'agit
des décors. Bien sûr, on va pouvoir évoquer les nombreux lieux, les cadres où se déroulent
les aventures, mais il semble que certains décors soient bien autre chose que de banals arrière-plans.
Mais avant de s'interroger sur le traitement réservé à certains décors, il convient
de se pencher sur la multitude de lieux où l'action prend place. Si dans les premiers volets de la série,
Gabriel se cantonne aux limites de l'hexagone, il va vite «s'internationaliser», et parcourir l'Europe,
voire même rejoindre le continent africain dans Allah recherche l'Autan perdu, de Dadoun. En général,
les descriptions sont, dans Le Poulpe, très étoffées, et témoignent bien souvent de
l'attachement de l'auteur pour la région dépeinte. Ainsi Gérard Lefort, dans Vomi soit qui
malle y pense, a-t-il placé l'action dans une région qu'il affectionne, et dont il avait envie de
parler, la Bretagne. Les évocations comme celle qui suit, sont révélatrices de l'intérêt
de l'auteur pour cette province :
«Le panorama lui sauta au visage et dissipa sa rogne. La maison de Françoise surplombait une vaste
moquette de champs de choux encore tout luisants d'une averse récente. Le ciel se permettait une éclaircie
en cascade de bleus pâles. A travers une trouée d'ajoncs, l'Atlantique, parfaitement jade, sans un
frisson. Très loin, un navire de guerre sortait de la rade de Brest, laissant dans le ciel des traces fines
de fumée noire.»(38).
On pourrait répéter ce genre d'exemples en citant des descriptions du paysage ariégeois issues
de Les pis rennais, de Pascal Dessaint, ou de la Côte d'Azur, dans La pieuvre par neuf, de Paul Vecchiali,
il paraît plus intéressant de citer le cas de l'ouvrage de François Joly, Chicagone, où
la description n'est pas emphatique et ne fait pas office d'hommage à la banlieue lyonnaise. Quand Joly
insiste sur «les grandes concentrations urbaines mal foutues»(39)
en prétendant que jamais «rien n'atteignait, comme ici, la notion d'inachevé, et somme toute
de mépris de l'homme que ce paysage semi-urbain»(40). Le Poulpe
se demande même comment on peut «vivre dans le sud de Lyon»(41).
Il est clair que les évocations que l'on trouve dans la collection ne sont pas toutes des témoignages
de l'amour de leurs auteurs pour la région décrite. Ce peut être aussi la meilleure façon
de dresser un état des lieux sur une faille, un échec. La description prend alors un ton d'engagement
et se teinte d'un réalisme nécessaire à tout bilan. Le décor montre, explique, et permet
de comprendre ; il est donc partie intégrante de l'action. On peut expliquer toute l'affaire développée
dans Lapin dixit, de Serge Meynard, en s'attachant à mettre en relief la situation géographique et
économique de la banlieue-est de Paris. Le décor joue ici un rôle de témoin, et le fait
que les auteurs aient si souvent recours à la description prouve que les arrière-plans ne servent
pas de bouche-trous, mais cristallisent la situation, amorcent l'enquête et teintent l'ouvrage d'une ambiance
particulière, et unique.
Par ailleurs, d'autres décors méritent une attention toute particulière, pour l'évidente
raison qu'ils reviennent à chaque épisode. Ainsi, l'évocation du onzième arrondissement
de Paris est devenue une habitude, voire même un passage obligé chez les écrivains en charge
d'un épisode. On assiste donc, régulièrement, à l'évocation de la vie de tout
un quartier, que Jacques Vallet, par exemple, semble tenir particulièrement en estime, à l'image
du Poulpe qui aime «traverser un Paris encore populaire»(42).
Le respect pour le onzième arrondissement symbolise l'amour d'une ville en mutation, en proie aux pires
spéculations immobilières, transformant les «derniers îlots de vie»(43) en chantiers de maisons «murées ou démolies»(44). Ce quartier, à l'image du petit village gaulois de la bande-dessinée Astérix,
paraît résister à un envahisseur dont on connaît plus les capitaux et les moyens que
le nom. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les auteurs de la collection aiment ce quartier, si
loin du faste et de la superficialité d'autres coins de la capitale. Au beau milieu de ce quartier, se trouve
«ce rade du onzième [qui est] le seul endroit au monde qui [peut] lui donner l'impression d'être
chez lui»(45) : le Pied de Porc à la Sainte-Scolasse. Ce café-restaurant,
repaire du Poulpe symbolise parfaitement le bar parisien qui rassemble une clientèle d'habitués,
souvent des natifs du quartier. Loin des endroits à la mode, ce café, à la «logique
simple et indiscutable d'un slogan anarchiste»(46) représente
le bon sens et les joies simples de la vie. Ce lieu, récurrent dans les aventures du Poulpe, a su acquérir
une âme. Il ne constitue pas un simple décor, mais bel et bien une des composantes de l'ouvre, exactement
comme les personnages. Les quelques points stratégiques du onzième arrondissement, à savoir
l'Avenue Ledru-Rollin, la Place Léon Blum, le salon de coiffure de Cheryl, la rue de Charonne, et évidemment
le restaurant de Gérard et Maria sont autant de repères qu'on apprend, au fur et à mesure
des épisodes, à identifier, puis à apprécier comme autant de balises de reconnaissance
dans un univers peu ou pas connu. A l'âme de ces lieux est immanquablement associée l'image du Poulpe,
dont l'univers se résume à ces quelques rues, et dont le bonheur réside dans «un léger
flottement dans l'âme où se mêle l'odeur pointue du vernis des tables, et celle plus ocre de
la sciure dont le patron a généreusement ensemencé le parquet»(47).
Partie intégrante de la série, les décors ne sont pas des images interchangeables ; souvent
considérés comme des passages obligatoires dans l'écriture d'une fiction, les lieux servent
parfois plus à masquer l'indigence d'un scénario qu'à le servir. Ici, au contraire, ils possèdent
une âme qui tend à pérenniser l'image d'un quartier naguère populaire et de plus en
plus en proie aux attaques d'un urbanisme sauvage et dévorateur.
On vient de se pencher tour à tour sur l'idée de Jean-Bernard Pouy, puis sa concrétisation
au travers du Poulpe, et enfin sur l'univers qui entoure le personnage principal. En somme, on s'est interrogé
sur le lot de contraintes que Pouy a su imposer, tout en laissant la porte ouverte à ce qu'on peut nommer
des améliorations personnelles, tout en gardant intacte l'idée forte, ce que certains pourraient
désigner sous le terme de concept. Cette trame se cristallise autour de l'incontournable Gabriel Lecouvreur,
dont on a pu voir que les méthodes autant que la vie sont pleines de surprises, surprises d'autant plus
fréquentes que les auteurs de la série s'attachent généralement à un détail
de la vie du Poulpe, pour en faire le départ d'une nouvelle aventure, éclairant par là-même
des pans entiers de la vie du héros mystérieux. La même technique est employée dans
le traitement des personnages appelés à tort secondaires, dont le nombre assez développé
n'empêche en rien la grande profondeur psychologique, qui d'ailleurs s'étoffe au gré des épisodes.
Enfin, et presque par comparaison, nous nous sommes penchés sur les décors, leur rôle, et surtout
leur statut, réflexion qui invariablement apporte la preuve que les lieux ont une âme dans cette série,
et que leur rôle ne se cantonne pas à servir de cadre, mais plutôt, par le biais de liens invisibles
entre personnages, décors et trame, de support indispensable à l'action. Au risque de se répéter,
ce projet apparaît donc comme une machine très bien huilée, puisqu'en rodage permanent, et
la vitalité que peut apporter le changement d'auteur est évidemment liée à l'impression
de recréation perpétuelle. De même, ce projet est ambitieux, dans le sens où il ne connaît
pas d'achèvement, de fin. En effet, si les lieux, et pour cause, sont multipliables à l'infini, et
s'il ne se pose donc aucun problème pour camper l'action dans des endroits toujours différents, cette
liberté est d'autant plus grande pour les protagonistes, dont la personnalité se creuse au fil des
épisodes, gagnant à chaque fois un peu plus d'intérêt et de véracité.
Bien loin d'être une idée farfelue, le projet de Pouy concentre des énergies neuves sur une
même cible, ce qui, inévitablement, génère la création. On est donc en droit
de se demander quels thèmes vont être amenés par ce projet, et bien sûr ce qu'il implique
politiquement.
La suite...
(16)-Jean-Bernard Pouy. Entretien paru dans le Nouvel Observateur (19/22 janv. 1996).
(17)-Patrick Raynal. Arrêtez le carrelage. Ed. Baleine (1996), p.25.
(18)-Jean-Bernard Pouy. Cahier des charges.
(19)-Roger Dadoun. Allah recherche l'Autan perdu. Ed. Baleine (1996), p. 127.
(20)-Serge Vallet. L'amour tarde à Dijon. Ed. Baleine (1997), p. 15.
(21)-Serge Quadruppani. Saigne sur mer. Ed. Baleine (1996), p. 22.
(22)-Romain Goupil. Lundi, c'est sodomie (1996), p.81.
(23)-Claude Mesplède. Le cantique des cantines. Ed. Baleine (1996), p. 18.
(24)-RomainGoupil. Lundi, c'est sodomie. Ed. Baleine (1996), p. 113.
(25)-Serge Quadruppani. Saigne sur mer. Ed. Baleine (1996), p. 29.
(26)-François Joly. Chicagone. Ed. Baleine (1996), p.9.
(27)-François Joly. Chicagone. Ed. Baleine (1996), p.9.
(28)-Serge Quadruppani. Saigne sur mer. Ed. Baleine (1996), p. 29.
(29)-id.
(30)-Serge Quadruppani. Saigne sur mer. Ed. Baleine (1996), p. 29.
(31)-Roger Dadoun. Allah recherche l'Autan perdu. Ed. Baleine (1996), p.130.
(32)- Didier Daeninckx. Nazis dans le métro. Ed. Baleine (1996), p.32.
(33)-Didier Daeninckx. Nazis dans le métro. Ed. Baleine (1996), p.33.
(34)-Alain Puiseux. Je repars à Zorro. Ed. Baleine (1997), p. 147.
(35)-Alain Puiseux. Je repars à Zorro. Ed. Baleine (1997), p.148.
(36)-id.
(37)-Alain Puiseux. Je repars à Zorro. Ed. Baleine (1997), p. 149.
(38)-Gérard Lefort. Vomi soit qui malle y pense. Ed. Baleine (1997), p.94.
(39)-François Joly. Chicagone. Ed. Baleine (1996), p.23.
(40)-id.
(41)-François Joly. Chicagone. Ed. Baleine (1996), p.24.
(42)-Jacques Vallet. L'amour tarde à Dijon. Ed. Baleine (1997), p.13.
(43)-id.
(44)-id.
(45)-Patrick Raynal. Arrêtez le carrelage. Ed. Baleine (1996), p.15.
(46)-Patrick Raynal. Arrêtez le carrelage. Ed. Baleine (1996), p.16.
(47)-Franck Pavloff. Un trou dans la zone. Ed. Baleine (1996), p.14.
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