Au clair de la lune...






Suivez le guide...





































Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Les autres cadeaux


Lapin chagrin

par Jean-Jacques Reboux



Quand Gérard lui demanda de le remplacer au bar (et au pied levé) pendant dix jours, pour cause de séjour à Saint-Antoine -un vilain calcul, la vésicule, l'âge, rien de grave-, Gabriel y vit comme un signe apaisant du destin.

Depuis qu'il était rentré du Chili, un voyage terrifiant , avec l'ombre de Pinochet au coin des rues, ça n'allait pas fort. Cheryl jouait les rosières en Carême, Pedro, qui voulait revoir son POUM-pais avant que le gnome Aznar ne rétablisse le crucifix dans les écoles, était en pèlerinage dans les Asturies, Maria s'inquiétait pour son homme, et tout le reste à l'avenant. Ça n'allait pas fort, mais contrairement à d'autres fois, il avait envie de poser son sac. La proposition de Gérard était une bénédiction.
En s'installant derrière le bar, Gabriel eut une drôle de sensation.
Ce zinc-là lui rappelait trop un autre zinc. Un vrai, avec des ailes. Pied de porc et Polikarpov, les deux mots étaient à l'évidence faits pour s'entendre, et cela allait bien au-delà de leur marrante homophonie.
Le Poulpe songea avec émotion que deux mythes venaient de se percuter, et là, en douceur, les yeux fermés, percolateur pour manche à balai, lui le rampant, il prit son envol au-dessus des champs arides de la vieille Castille...
- Eh! grand! Tu dors!
Suffit d'un moment d'inattention, et hop, le crash tout bête, à deux minutes de la base! Tout ça à cause d'un facteur qui réclamait sa dose de reconstituant. Gabriel prit éponge, torchon, plateau, lissa son tablier noir du plat de la main et partit sur le sentier de la bière. Postier, plâtrier, étudiant, VRP, mémé, smala...

Une heure plus tard, harcelé par les soiffards qui lui alpaguaient les tentacules, le Poulpe comprit combien rude était le métier de Gérard, et il se promit de mettre un bémol à ses Vacheries anti-loufiat.
Mais le plus irritant, c'était de voir le canard maison passer de table en table; à chaque fois que Gabriel essayait de glaner une info, paf! Le buveur tournait rageusement la page!
À midi moins vingt, Maria, de retour de l'hôpital, trouva le Poulpe avachi au coin du bar.
Profitant d'une accalmie, il s'était servi un demi et parcourait la une du Parisien confisqué, qui titrait sur l'incendie du Crédit Lyonnais.
- Une banque qui brûle, ça met toujours un peu de baume au coeur, fit-il. Ça va, Gérard ?
- Il est surtout inquiet pour le Pied de Porc, ironisa Maria.
Qu'est-ce qui te chagrine, aujourd'hui ? ajouta-t-elle en montrant le journal.
- Les flics auraient dû vérifier l'alibi de Bernard Tapie, c'est pas normal!
- C'est malin! À propos, Gabriel, poursuivit-elle, soudain grave, il y a quelque chose que j'aimerais bien te demander Tu vas trouver ça idiot, mais...
- Dis toujours, mujer de mi corazon.
- On en parlait avec Gérard l'autre fois. Ta première enquête, c'était quoi ? On n'arrivait pas à se mettre d'accord

Le Poulpe repoussa le journal et liquida sa bière. Ses yeux, soudain, se mirent à briller. Il commença une vaisselle énergique. - La première, c'était Cheryl, si tu veux savoir.
- Imbécile! J'ai dit enquête, pas conquête.
- C'est bien ce que j'ai compris, Maria. Ma première enquête, c'était Cheryl. Avec le journal, et tout. Jamais je mentirais avec ça.
- Tu me racontes, dis, Gabriel!
Le Poulpe sortit ses mains de l'évier et les essuya à son tablier.
- Je l'ai jamais raconté à personne, Maria.
- Même pas à Gérard ?
- Même pas à Gérard. Même tata Marie-Claude a jamais su.
- Tu me fais marcher, dis! La tia, il y a longtemps qu'elle est morte.
- Mais c'était y'a longtemps, Maria. J'te parle de ça, on était à l'école de la rue Saint-Bernard, en dixième, j'crois bien. Au CE l, quoi.
Et le Poulpe, se servant une bière pression, croisa les bras et raconta :
- C'était un jeudi d'avril, on n'avait pas école... On avait rendez-vous sur les marches de Sainte-Marguerite, je sais plus pourquoi, une histoire de billes ou de scoubidous, et elle n'est pas venue. Je suis allé sonner chez elle, mais elle était partie le matin, et sa mère s'inquiétait vachement parce que l'année d'avant on avait enlevé le petit Eric Peugeot.

Tu parles, ils nous serinaient avec ça, les instits. J'avais . aucune idée de l'endroit où elle pouvait être, mais j'ai fait le crâneur, et j'ai juré à sa mère que j'allais la ramener. Moi, tu comprends, j'croyais qu'elle avait un autre jules, Cheryl, et puis basta. - Tu en pinçais déjà pour elle ? fit Maria.

- Ouh, la, la! J'étais fou d'amour, tu veux dire... Pendant une heure j'ai traîné de la Roquette à Charonne en chialant parce que ma copine m'avait largué, et puis comme ça, au beau milieu de l'aprème, je me suis assis sur un banc, et là, j'ai su où elle était ...
- Comme ça, en t'assiégeant!
- Asseyant, Maria. Tu la fais toujours, celle-là. Sur le banc, il y avait un journal, je sais plus lequel. Je suis tombé sur une photo de Brigitte Bardot, elle sortait de chez le coiffeur, elle était mignonne comme tout. Et là, j'ai compris.
- Oui ? Eh ben, moi j'ai rien compris, Gabriel!
- Sa vocation, à Cheryl, elle date de là. Toutes ses copines voulaient être hôtesse de l'air ou coiffeuse, mais elle, elle nous bassinait carrément. Un jour elle m'a couru après pour me couper les tifs, et j'ai été obligé de me faire ratiboiser pour lui prouver que je l'aimais...
Quand j'ai vu la photo de B. B., j'ai compris qu'elle devait rôder autour des salons de coiffure, je sais pas, une intuition. C'est peut-être pour ça qu'elle me manque tellement quand j'me casse, Cheryl. Tu comprends ça, Maria ? - Et t'as fait les salons de coiffure du quartier ...
- Gagné! Et tu sais où elle était ? Rue Popincourt, chez madame Dolaine, une qui avait coiffé Ginette Leclerc, et tout ça. Elle avait passé l'après-midi sur un tabouret, à regarder l'artiste. C'est vrai, ça... Cheryl, elle saura jamais à quel point elle me manque quand je me casse. Maria essuya une larme.
- Mais pourquoi tu pars, alors ? - Peut-être bien que c'est pour la retrouver, en fait, lâcha Gabriel, le nez dans ses souliers. Oui, peut-être En tout cas, à chaque fois que je m'tire, je peux pas m'empêcher de penser au lapin de Sainte-Marguerite. C'est con, hein...

Gabriel entendit alors un applaudissement, lent et posé, venant de l'entrée de la Sainte-Scolasse. Il releva lentement la tête et se sentit tout à coup très con.
C'était Cheryl, pimpante et sexy comme jamais dans sa petite robe Vichy.

Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.