Voila l'été






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Mise à jour :
5 septembre 1998

Dissous, ris et dégomme !

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Le restaurant L'Assiette, rue du Château, dans le 14e, est installé dans une ancienne charcuterie. Tables en Bakélite sans nappe, décor dépouillé, plafond peint, le chichi n'est pas de mise dans la maison. De la salle, on peut voir Lulu, la maîtresse des lieux, oeuvrer aux fourneaux. Béret, petites lunettes rondes, la quarantaine pétillante. La grande prêtresse du plat du jour et de la cuisine de terroir n'avait pas tiqué lorsque Cheryl l'avait suppliée de remplacer au pied levé sa serveuse afin de parler à Jean-Pierre Chevènement.
L'ancien maire de Belfort arriva à 15 heures pétantes - quand on est le patron des cognes, on frappe à l'heure, aimait-il à répéter -, accompagné de trois Américains, deux hommes et une femme très élégante tout droit sortie d'un roman de Scott Fitzgerald. Le petit groupe s'installa à la table qui leur avait été réservée au fond de la pièce, la plus discrète de toutes. La serveuse leur sauta dessus pour prendre la commande. Foie gras et petit salé de canard aux petits légumes pour tout le monde. De son poste d'observation, près de la porte, le pif dans un verre de pif, Gabriel Lecouvreur trouva que Cheryl, qui s'était fait un chignon, était vraiment épatante dans son petit tablier blanc de serveuse.
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Pendant que Jean-Pierre Chevènement et ses invités attaquaient le foie gras, Jacques Chirac et Lionel Jospin en finissaient avec le fromage, arrosé d'un château-beauséjourbécot 1986. Les deux hommes, grisés par la belle complicité qui les unissait en ce jour symbolique, avaient volontairement écarté les sujets scabreux, alliance avec les fascistes, chômage, 35 heures, sans-papiers, enseignement, banlieues, délinquance des jeunes, démêlés judiciaires de Xavière, emplois fictifs de la mairie de Paris. Tout comme ils avaient évité d'aborder les alarmants problèmes internationaux du moment. Alors qu'ils attaquaient une charlotte aux poires, Lionel Jospin, après une longue hésitation, demanda:
- Il y a une question, monsieur le Président, qui me brûle les lèvres depuis que je suis à Matignon.
- Allez-y, Lionel, je peux vous appeler Lionel, n'est-ce pas? Un jour comme celui-ci... Allez-y, ne vous gênez pas!
- Monsieur le Président, j'aimerais connaître la vraie raison de la dissolution. je veux dire la raison intime qui, j'en suis convaincu, n'est aucune de toutes celles qui ont été évoquées... Le chef de l'Etat marqua le coup. Il semblait scruter un point fixe derrière son hôte.
- On a dit tellement de conneries sur la dissolution, laissa-t-il tomber, l'air soudain très las. Vous me jurez que cela restera entre nous?
- J'en fais le serment, monsieur le Président.
- Jusqu'à la fin de vos jours?
- Jusqu'à la fin de mes jours, monsieur le Président.
- De toute façon, ce ne serait franchement pas dans votre intérêt d'en parler à qui que ce soit...
Lionel Jospin, au comble de l'impatience, savoura une cuillerée de charlotte.
- Et ce ne serait glorieux ni pour vous ni pour moi, grimaça le président en prenant son air de chrétien au pilori. De toute façon, je comptais bien vous le dire un jour, vous êtes concerné au premier chef.. Jusqu'à ce jour nous étions deux à en connaître la raison. La seconde personne étant disparue, nous serons donc de nouveau deux... Quand la droite gagna les législatives de 1986, François Mitterrand m'appela: " Monsieur Chirac, j'ai pensé à vous pour Matignon, seriez-vous partant? Nous serons les pionniers d'une ère nouvelle, celle de la cohabitation. " Une ère nouvelle d'emmerdements, oui... Ça ne m'enchantait pas plus que ça. Deux heures plus tard, je lui donnai pourtant la réponse que vous savez. Peu après, il me reçut à l'Elysée et me fit cette étrange confidence: " Monsieur Chirac, avant que je vous confie ce poste, il faut que vous me fassiez une promesse... Si un jour vous êtes élu président de la République, je vous demande de faire un geste pour Lionel Jospin. - Quel geste, monsieur le Président? - Faites en sorte qu'il soit, ne serait-ce que quelques mois, votre Premier ministre. " Entendant cela, j'éclatai de rire, croyant évidemment à une plaisanterie, mais François Mitterrand ajouta aussitôt qu'il avait été injuste avec vous et qu'il voulait en quelque sorte se racheter... J'étais abasourdi.
- C'est une blague? balbutia Lionel Jospin. Ça ne peut être qu'une blague... Vous me faites marcher!
- C'est la stricte vérité. Quelques jours après mon élection à la présidence, il me téléphone pour me rappeler ma promesse. Je ne pouvais évidemment pas vous nommer Premier Ministre dès 1995 - j'aurais mieux fait, d'ailleurs. Voilà, vous connaissez la véritable raison de la dissolution...
- Vous me faites marcher, répéta Lionel Jospin.
- Je ne me permettrais pas, monsieur le Premier ministre! tonna le président de la République.
- Mais... pourquoi François Mitterrand aurait-il fait une chose pareille? Ça ne rime à rien.
- François Mitterrand était un être machiavélique, vous êtes bien placé pour le savoir...
- Tout de même, c'était un homme d'Etat... responsable!
- Il ne m'aimait guère, ce n'est un mystère pour personne. Ainsi, il faisait d'une pierre deux coups. Il se rachetait vis-à-vis de vous, et il se vengeait de moi... C'est pourquoi, quand ce quarteron d'incapables m'a suggéré de dissoudre l'Assemblée, j'ai sauté sur l'occasion.
Lionel Jospin liquida sa coupe de champagne, effondré. L'impression d'être redevenu simple conseiller général de Cinte-gabelle. Et, pourtant, c'est plié en deux par un fou rire qu'il quitta le palais de l'Elysée un quart d'heure plus tard, escorté par une nuée de journalistes avides de renseignements sur les agapes du couple concélébré. C'est que, entre les deux, il s'était passé quelque chose de très réconfortant...
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Gabriel Lecouvreur quitta sa table et se dirigea vers celle du groupe Chevènement en faisant semblant de tituber.
Mais j'le reconnais! C'est l'ministre de l'intérieur!
Les trois convives américains levèrent la tête, interloqués.
- Dites, vous voudriez pas m'signer un autographe!
Cheryl se précipita au-devant de l'intrus. Elle était parfaite en petite serveuse pas farouche, une bouteille d'eau minérale dans une main, une saucière dans l'autre.
- Vous voulez bien retourner à votre place, monsieur!
- Mais j'ai bien le droit d'avoir un autographe, moi!
- Vous n'avez qu'à me donner un bout de papier, je vais le donner à monsieur le Ministre...
- Mais j'veux lui serrer la main, moi, à m'sieur Chvènement.
J'ai les mains propres, qu'est-ce que vous croyez! J'suis pas un trotskiste anglais... Vous voulez que j'vous dise? Il a raison d'agir comme il le fait...
- Monsieur! Retournez vous asseoir, s'il vous plaît!
- Laissez-le, mademoiselle, intervint le ministre. je vais lui signer son autographe, euh, il n'y a pas de mal.
Le ministre dit quelques mots à ses invités demeurés stoïques et commença à dévisser le capuchon d'un stylo Montblanc. Gabriel choisit ce moment-là pour bousculer la fausse serveuse, qui renversa sa saucière sur la veste de Jean-Pierre Chevènement. De la sauce tartare bien jaune et bien salissante sur le complet anthracite ministériel. Un vrai désastre.
- Oh merde! C'est pas vrai...
- Ah non, mademoiselle! Vous pourriez faire attention, euh ! Le ministre fusilla la serveuse du regard.
- Qu'est-ce que vous pouvez être godiche, Cheryl! lança la patronne venue constater les dégâts. Vous ne pouvez pas faire attention, à la fin!
- Mais c'est pas de ma faute, madame Lulu...
- Qu'est-ce que vous attendez pour nettoyer la veste de M. Chevènement? Il faudrait au moins la passer sous l'eau. Vous n'allez pas repartir comme ça. Dépêchez-vous, Cheryl!
Cheryl attrapa le bras gauche du ministre avec un sourire dévastateur puis elle commença à le dévester en faisant attention à ne pas mettre de sauce sur son pantalon.
De son poste d'observation, le Poulpe assista à la magnifique manoeuvre de Cheryl, à qui il fallut moins d'une minute pour enlever la veste du ministre, l'emporter en cuisine, y éponger la tache, et la remettre à son propriétaire, en poussant la comédie jusqu'à éclater en sanglots. Et subtiliser dans le portefeuille du ministre de l'intérieur la carte d'identité infalsifiable et le passeport européen du citoyen Chevènement Jean-Pierre, né le 9 mars 1939 à Belfort. Papiers qu'elle remit plus tard à Gabriel Lecouvreur.
9
Au Pied de porc à la Sainte-Scolasse, debout sur une chaise, tel un Daniel Cohn-Bendit sur les barricades, Gérard haranguait la foule des habitués réunis sous le calicot.
C'est que ce soir était un grand jour. Ce soir, Gérard venait de créer le collectif Sainte-Scolasse d'aide aux sans-papiers, en accord avec Maria, réfugiée à la campagne avec le chien Léon et leurs deux filleuls algériens. Ce soir, Gérard présidait la première cérémonie de parrainage de sans-papiers et, comme on n'avait pas eu le temps de se procurer les documents habituels auprès de Droits devant!, Cheryl distribua à tous les impétrants - ils étaient neuf - une photocopie du passeport du ministre de l'intérieur.
Puis ce fut l'heure du journal télévisé.
- C'était aujourd'hui le premier anniversaire de la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin. Le président de la République et le Premier ministre ont fêté l'événement par un déjeuner en tête à tête au cours duquel ils ont évoqué les temps forts de l'actualité, notamment la crise entre l'Inde et le Pakistan et la situation dramatique en Indonésie. Comme en témoignent ces images prises sur le perron de l'Elysée, c'est dans une extrême bonne humeur que Jacques Chirac et Lionel Jospin ont célébré l'événement...
Sur l'écran, devant un parterre de journalistes riant aux larmes, Lionel Jospin se tordait le ventre, mort de rire, tandis que Jacques Chirac, le nez au vent, battait des mains en fredonnant une chanson de Frank Sinatra...
- Et puis cette anecdote incroyable: le ministre de l'Intérieur, Jean-Pierre Chevènement, s'est fait voler ses papiers d'identité cet après-midi dans un restaurant du 14è arrondissement... Le vol a été revendiqué par un mystérieux collectif Le Poulpe des sans-papiers de Sainte-Scolasse...
Personne, au Pied de porc à la Sainte-Scolasse, n'entendit la suite car parrains et filleuls, marraines et filleules, patron et habitués, petits et grands, sans-papiers et faussaires, Cheryl et Gabriel, tout le monde, se leva comme un seul homme pour applaudir à tout rompre et hurler à se faire péter la luette, la glotte et l'épiglotte:
" Chevènement! Tes papiers contre nos papiers! "
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Jacques Chirac goûtait un repos bien mérité dans ses appartements en compagnie de son épouse.
Vous m'avez l'air bien joyeux, Jacques.
- J'ai toutes les raisons de l'être, ma chère. Le déjeuner anniversaire fut un délice. En plus de ça, j'ai fait une petite blague à Jospin. Il m'a demandé pourquoi j'avais dissous, et je n'ai pas pu m'empêcher de lui raconter l'histoire à dormir debout que j'ai racontée à Clinton... Vous vous souvenez?
- Vous la racontez à tous vos hôtes sur le perron de l'Elysée. Elle va finir par faire le tour du monde.
- En tout cas, elle fait fureur auprès des chefs d'Etat... Et le pire, c'est qu'il a marché! Quel naïf, ce Jospin!
- Quel pitre vous faites, Jacques!
- Vous désapprouvez, Bernadette?
- Je n'approuve ni ne désapprouve. Simplement, je trouve que M. Jospin est plutôt bien élevé, pour un socialiste.
- Il faut bien s'amuser de temps en temps, sinon cette cohabitation finirait par devenir barbante...
- Et beaucoup plus sympathique que Mitterrand. Vous pourriez le ménager...
- C'est bien mon intention. C'est pourquoi, une fois sur le perron de l'Elysée, je lui ai avoué que c'était une blague. Cette cohabitation ira jusqu'à son terme, Bernadette, je vous le jure sur la tête de notre petit Martin. N'en déplaise à Séguin. La première dame de France prit un air dégoûté.
- Oh! lui, alors...
Le visage du président s'assombrit tout à coup.
- C'est bizarre, maintenant qu'il est parti, j'ai un coup de blues. J'ai l'impression que son esprit est encore dans la pièce. Parfois, j'ai l'impression que le RPR entier me déteste... Putain, mais qu'est-ce que j'ai été con de dissoudre ! Mais qu'est-ce que j'ai été con ! cria l'artificier de Mururoa en se tapant le front de la paume de la main.
- Ah non! Jacques, ne soyez pas vulgaire! N'oubliez pas l'essentiel... Vous êtes bien plus tranquille depuis la dissolution, non? La postérité sans les soucis, c'est la panacée.
- Vous avez le chic pour me remonter le moral, ma chère. Venez que je vous embrasse...
- Est-ce bien raisonnable, Jacques? Si un huissier entrait?
- Ecoutez, Bernie, je vais vous dire une chose... Les huissiers, je n'en ai rien à battre! Qu'est-ce qui vous ferait plaisir, pour ce soir? Moi, j'aimerais beaucoup aller au cinéma.
- Hélas, c'est impossible.
- Comment cela, impossible? Le président de la République a le droit d'aller au cinéma quand ça lui chante, merde, alors!
- Nous sommes invités chez les Tiberi, Jacques. Combien pariez-vous qu'il a encore un service à vous demander, celui-là!
- Oh noooooonnnnnn!..

FIN
Jean-Jacques Reboux,
pour l'Evénement du jeudi, 28 mai 1998.
Illustrations par Olivier Balez
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