Mise à jour :
5 septembre 1998
5 septembre 1998
Dissous, ris et dégomme !
1Ça va comme vous voulez, monsieur le Premier Ministre? demanda Jacques Chirac, en broyant la main de Lionel Jospin.
- Autant que faire se peut, monsieur le Président. Je ne suis pas fâché d'avoir réglé le problème de la Seine-Saint-Denis... Et vous-même?
- Ça baigne, monsieur le Premier Ministre, ça baigne...
Lionel Jospin trouva le président inhabituellement guilleret.
- Je vous prie d'excuser l'absence de mon épouse, dit-il avec un sourire crispé. Elle est retenue à la Sorbonne. Un colloque sur l'épistémologie, vous savez ce que c'est... - Ah! l'épistémologie! s'extasia Jacques Chirac avec un sourire rayonnant. Quand j'étais jeune, c'est un mot qui me faisait marrer. Il y a des mots comme ça... (Le président fit des moulinets avec ses mains.) L'épistémologie, la phénoménologie, l'ontologie, la tautologie! Personne ne sait ce que ça veut dire, mais c'est très chic de les glisser dans la conversation... Ne vous faites pas de souci, mon vieux... D'ailleurs, ma femme aussi est retenue. Nous allons déjeuner en tête à tête. Comme des vieux garçons... Alors, dites-moi, cher Premier Ministre, quelles sont les nouvelles du front? J'ai entendu dire que ça n'allait pas fort entre Mme Voynet et M. Chevènement... Ils se seraient envoyé des noms d'oiseau à la figure, m'a dit Santini.
- Ah! ces deux-là! Ne m'en parlez pas... J'avais réussi à calmer les ardeurs d'Allègre, et voilà qu'ils s'y mettent...
- Il est essentiel que vous teniez vos troupes, monsieur le Premier Ministre. Maintenir la cohésion gouvernementale. Il faut que les Français se sentent gouvernés... Nous avons tous à y gagner.
- J'essaie d'être rigoureux, monsieur le Président. De ne pas reproduire les erreurs du passé.
- Sans vouloir vous froisser, on ne peut pas dire que vos amis socialistes aient beaucoup donné l'exemple! Les courants, les transcourants, les contre-courants...
- Je ne voulais pas dire autre chose, monsieur le Président. La droite et la gauche ont commis les mêmes erreurs... Mais le congrès de Rennes est loin, vous en conviendrez.
- Vous avez admirablement resserré les boulons. C'est un homme comme vous qu'il nous aurait fallu au RPR... Quel dommage que votre coeur ne batte pas un peu plus à droite, Jospin ! Cela va peut-être vous surprendre, mais il y a longtemps que je voulais vous le dire... Vous auriez fait un excellent Premier ministre... en 1995!
Lionel Jospin se força à rire.
- Si M. Juppé vous entendait!
- Ah, Juppé! Il aurait dû être militaire, pas homme politique! Quand je vois la débandade de la droite... Séguin réduit à jouer les Casques bleus entre Toubon et Tiberi. Et Millon, alors! Quand je pense que j'avais pensé à lui pour Matignon! La Droite! Quel nom à la con... Mais quel nom à la con! Quel esprit à courte vue! s'enflamma le président en prenant son hôte par le bras. Je peux vous faire un aveu, monsieur Jospin?
- Naturellement, monsieur le Président.
- Heureusement que vous êtes là, mon petit vieux. Sans vous, je ne sais pas ce que je ferais...
2
Gabriel Lecouvreur, dit le Poulpe, lança un salut collectif aux habitués du Pied de porc à la Sainte-Scolasse, fameux café-restaurant de l'avenue Ledru-Rollin.
- Tiens, voilà le Poulpe! s'exclama Gérard, le patron, en mirant un verre à pied. On dirait qu'il a roulé une pelle à une méduse, le Poulpe!
Lecouvreur éluda, vexé. Il avait la moitié du visage mangé par des boutons peu ragoûtants.
- Léon n'est pas là?
- Monsieur le Chien est parti se reposer à la campagne, ricana Gérard. Monsieur le Chien ne supporte plus les pics de pollution!
- Monsieur le Chien parle à présent? persifla Gabriel.
- Non, mais son arrière-train parle pour lui. Il a le cul tout pelé à cause d'un méchant eczéma... Un peu comme toi. Sauf que toi, tu t'assois pas sur ta tronche!
- De plus en plus spirituel, Gérard. Et Maria, elle est pas là?
- T'as déjà vu un clébard prendre le volant?
- Sers-moi une Leffe au lieu de dire des conneries.
Le Poulpe déploya son mètre quatre-vingt-cinq et posa ses soixante-dix kilos sur un tabouret du bar. Il siffla d'admiration en découvrant l'immense calicot qui recouvrait l'auvent du zinc sur toute sa largeur. " Frères humain parrainez un sans-papiers! "
- On fait dans la subversion, patron?
- On fait son devoir de citoyen, crétin. Hospitalité, solidarité.
- Vous avez tous parrainé un sans-papiers?
- Tu crois que j'ai mis ça pour la galerie? Mourad et Fatia, ils s'appellent. Algériens. Le frère et la soeur. Toute leur famille a été massacrée, et la préfecture veut finir le boulot.
- T'as pas peur de te couper d'une partie de la clientèle?
- Tu ferais mieux de parrainer un sans-papiers au lieu de dire des conneries. On a déjà fait signer huit personnes, dont le curé de la paroisse, s'il vous plaît!
- Tiens, Poulpe, ta bière et ton journal. Tu ferais bien d'aller voir un dermato, quand même. Ou alors, mets un passe-montagne, c'est pas humain ton truc...
3
- Délicieux, ce petit pineau des Charentes, fit Lionel Jospin en se tamponnant les lèvres.
- Vous ne devinerez jamais qui me l'a offert.
Lionel Jospin risqua une pointe de facétie:
- François Mitterrand?
- Vous n'étiez pas loin... François Bayrou, l'année dernière, au Salon de l'agriculture.
Ils rirent de bon coeur, interrompus par le maître d'hôtel qui apportait la mousseline d'avocat et son millefeuille.
- Ah, Bayrou! Un garçon charmant, intelligent... mais... mais... centriste! (Le président leva les bras au ciel.) Comme disait le Général, dans centriste, à y a " sans " et il y a " triste "! Vous auriez vu ce pauvre Bayrou au Salon de l'agriculture, la tête qu'il a tirée quand j'ai fait le recensement exhaustif des races de vaches laitières devant une classe de sixième... Evidemment, à Lourdes, le herd-book, on ne connaît pas!
Lionel Jospin secoua la tête, interloqué.
- Eh bien, voyez-vous, Jospin, le herd-book, c'est le registre généalogique officiel des races bovines, grâce auquel on peut attester la filiation des races. On l'utilise pour la reproduction et l'amélioration du cheptel. Tout cela est très passionnant...
Lionel Jospin était verdâtre.
4
- On aura tout vu! pouffa Gabriel qui venait de déplier le Parisien sur le zinc. Ecoute ça, Gégé... A l'occasion du premier anniversaire de la cohabitation, le président de la République invite le Premier ministre à déjeuner. Ah! ils s'entendent comme larrons en foire, ceux-là!
- Bonnet blanc, blanc bonnet, fit un postier du centre de tri Bréguet.
- Si ça continue, on va les marier, ricana son collègue.
- Au train où ça va, Chirac va adhérer au PS!
Le festival de bons mots fut interrompu par l'arrivée de Cheryl. Jupette, débardeur, rubans rouges dans ses cheveux blonds. La fiancée du Poulpe, coiffeuse rue Popincourt, plus resplendissante que jamais, se déchaussait les dents sur un chewing-gum.
- Tu peux refermer ton canard, persifla-t-elle. J'ai un scoop. Gabriel se tourna vers Cheryl, qui poussa un cri.
- Oh, merde! Qu'est-ce qui t'est arrivé?
- Je me suis fait draguer par une veuve noire. C'est quoi, ton scoop?
- C'est ma copine Lulu qui me l'a dit... Vous savez qui vient déjeuner dans son restau? lança Cheryl à la cantonade. Le ministre de l'Intérieur, mec!
- Chevènement?
- Non, banane, Raymond Marcellin! Elle t'a pas laissé des masses de neurones, on dirait, ta veuve noire!
- Tu parles d'un scoop à la con...
Cheryl consentit à déposer un timide baiser sur le front de Gabriel, qui piqua du nez dans sa bière.
- Vu ce qui est écrit sur le drap de Maria, je pensais que ça pouvait vous intéresser.
- Attends, Cheryl... Tu dis bien que Chevènement déjeune chez Lulu? Aujourd'hui?
- Oui. Il a réservé une table pour 15 heures.
- Ça nous laisse un peu de temps...
- Comment ça, ça nous laisse un peu de temps?
- Je crois que j'ai une idée, Cheryl.
- Ah oui?
- Ouais-ouais. Et je vais avoir besoin de toi, ma chérie.
Cheryl s'approcha de Gabriel, une magnifique bulle de chewing-gum entre les lèvres. D'un coup de dents coquin, elle fit éclater la bulle, retira le chewing-gum de sa bouche et colla la boulette sur le menton de Gabriel, au beau milieu des boutons.
- Tiens, beau gosse, pour ta collection!
5
Après la mousseline d'avocat vinrent le filet d'agneau rôti, les ris en beignet et les pâtes aux deux parfums, accompagnés d'un chablis grand cru 1992 qui fit monter le rose au front des deux hommes d'Etat.
- Ah, Jospin! les vaches... Les yeux mouillés des vaches... Leur masse imposante, bien campée sur la terre... La vache, ça rumine, ça prend son temps, la vache... Voyez-vous, mon cher, on a dit beaucoup de mal des vaches. Eh bien moi, je m'inscris en faux! Et je dis qu'au lieu d'envoyer les jeunes délinquants en prison on ferait mieux de leur faire traire les vaches, ça leur mettrait du plomb dans la tête, croyez-moi! J'en avais parlé à Toubon quand il était place Vendôme, mais Toubon est un citadin, il ne comprend rien à la terre...
Lionel Jospin, abasourdi, s'éclaircit la voix.
- Pour ma part, monsieur le Président, et puisque nous en sommes aux confidences, j'avoue que j'ai plutôt un faible pour les poules... L'éclosion de l'oeuf, quelle charge poétique!
- Les poules? Tiens, c'est bizarre, je n'aurais pas cru ça de vous.
- Je sens que vous n'aimez pas les poules, monsieur le Président.
- Pas du tout. Mais je vous sentais plus... cérébral...
- Mais quoi de plus cérébral que la poule, monsieur le Président? La poule est par excellence l'animal qui donne à réfléchir. Tenez, par exemple: l'oeuf avant la poule, la poule avant l'oeuf.. Si mon épouse était là, elle vous dirait que c'est le plus beau sujet de philosophie du monde!
- Vous m'en bouchez un coin, Jospin. La poule, la vache... la vache et la poule... Attendez, Jospin, attendez! Vous aimez les poules, j'aime les vaches... Je me demande si on ne pourrait pas monter une petite opé de com' autour de ce thème sur la lancée de cet anniversaire... Qu'est-ce que vous en pensez? Ça a une autre gueule que la pomme!
- Je...
- La vache et la poule! Le lait et l'oeuf, sans lesquels la cuisine de notre beau pays serait aussi triste que la cuisine de Mme Thatcher. Je sens qu'il y a un truc à creuser...
Jacques Chirac leva son verre, ému.
- A la vôtre, monsieur le Premier Ministre! Je lève mon verre à notre cohabitation!
- Et à la France, monsieur le Président! A la France!
