Voila l'été

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Comité poulpien : qui se cache derrière ?

Mise à jour :
7 juin 1998


Satan t'accule
par Axel Oursivi



"Gaby ! Oh, Gaby, tu devrais pas traîner la nuit..." Cela faisait déjà trois minutes de trop que Gérard laissait Bashung emplir la salle du "Pied de porc..." de sa voix traînante de rocker stupéfié. Tout ce temps, Gabriel avait tapé le pied de son verre de Gueuse sur le Formica de la table, d'où il zieutait les passants par la vitre, davantage par agacement que pour marquer un quelconque enthousiasme envers la cadence avachie de la boîte à rythme. S'il aimait bien Bashung, c'était sûrement pas pour les maigres accords de cette rengaine racoleuse. Il finit sa bière et reposa le verre en équilibre sur un cendar à la gloire d'une célèbre marque d'anisette. La mousse en avait incrusté les bords d'une fine pellicule de bulles. Il demeura un instant à rêvasser, les yeux prisonniers de cette blanche émulsion de trappiste. La pub ayant remplacé les chansonnettes, Gérard éteignit son vieux Grundig. Ils étaient seuls dans le rade, les habitués vaquaient à leurs occupations professionnelles, pour ceux qui en avaient encore une, les autres avaient du trouver mieux à faire que de venir tromper leur ennui chez Gérard. Gabriel les envia un instant. Cheryl était partie pour la semaine, traîner Dieu sait où, Maria, en visite chez une tante malade, devait finir de haler son teint du côté de Porto, seul Léon leur tenait compagnie, de sa respiration sifflante de vieux clebs fatigué.
- Au fait Gab, je t'ai déjà parlé de mon pote qui croit que son fils s'est fait embrigader par un groupe satanisme ?
- Sataniste, Gérard ! Non, pas le souvenir.
- Il a un fiston, la quinzaine insouciante, on sait ce que c'est. Toujours à traîner avec de drôles de zozos, fringués en noir de pied en cape, à croire qu'ils aiment pas la vie ces petits cons là, et c'te teigne en plus de rien branler à l'école, il induit les murs de sa chambre..
- Enduit ! Il enduit les murs de sa chambre. Enfin à la rigueur..
- Ouais, c'est ça, il enduit ses murs de croix renversées et autres babioles diaboliques. Ses parents je les connais bien, René c'est un mec sérieux, et bien y savent plus quoi faire pour lui remettre la tête à l'endroit. Z'ont tout essayé : les torgnioles, la douceur, les menaces, la suppression de l'argent de poche, tout. Et l'autre morbac, y s'en tartine l'artiche, il dit que seuls des gens élus peuvent le comprendre. Il parait qu'il leur en veut même pas, y dit qui peuvent pas suivre. Ses vieux savent plus à quel Saint se vouer, ils sont même allés voir un curé qui leur a dit que les cas similaires y en avait des pelletés dans Paris depuis quelques temps. Qu'est-ce tu leur conseillerais toi, hein ?
- Une gousse d'ail dans l'oignon, il parait que cela ne laisse personne indifférent, rigola Gabriel.
- T'es vraiment trop con. Non, arrête, je te cause sérieusement, t'as pas une idée ?
Le Poulpe essaya de se projeter dans une responsabilité similaire. Sa première pensée fut pour se rassurer, avec un peu d'ambiguïté maintenant qu'il y songeait, quant au sérieux des méthodes de contraceptions et autres capotes dont usaient ses belles amoureuses, la deuxième fut pour constater qu'il s'était toujours senti tellement loin de ce genre de conneries que rien de constructif ne lui venait à l'esprit.
- Ca dure depuis longtemps ? se contenta-t-il de lâcher.
- Près d'un an, mais le problème c'est que ça va crescendo. Y a pas une semaine, ses vieux ont retrouvé un bout de stèle mortuaire planqué sous son lit. Ils sont allés voir la maréchaussée..
- Tu peux pas dire les flics comme tout le monde ?
- Ouais, si tu veux, les poulets, qui n'ont pas su quoi leur dire, vu que personne n'a porté plainte pour la stèle et qu'il a pas voulu avouer d'où qu'il l'avait piqué.
- Ton français m'émeut bigrement Gérard. Plutôt qu'astiquer tes verres, tu devrais regarder passer les trains. Avec un tel coup de taureau tu tomberais toutes les Marguerites ! Tu sais que c'est vachement plus intéressant, les trains. Comme diraient ceux de tes habitués qu'écrivent des polars au lieu de les vivre.
- Tu me broutes les algues Le Poulpe. Pis d'abord, tracasse pas trop Monsieur Pouy et sa bande, y payent réglo et z'ont pas d'ardoise, eux....
Gabriel pouffa et relança :
- Fastoche ! avec tout ce que tu leur racontes de mes aventures, ils n'ont qu'à prendre quelques notes, à savoir foutre ça en forme et le tour est joué. Par ici la monnaie.
- Tu vois Le Poulpe, ce qui a de pénible avec toi c'est ton aigreur. Le rôle du héros secret, que ses méthodes rejettent dans l'ombre, c'était pas pour toi. Tu joues les redresseurs de tores, en zieutant du côté du Parisien, mais en fait t'aspires qu'à voir ta gueule en première page, la mèche au vent et l'oeil rebelle.
Un silence pas sain sépara un temps les deux hommes. Gabriel regardait toujours l'avenue, sans le voir. Gérard, qui sentait avoir touché juste, le regrettait déjà en torchant le cul d'un verre propre d'un coup de torchon blanc. Toutefois dès que leurs yeux se croisèrent, ils ne surent éviter de se sourire, d'abord par défi, avec ce rictus ironique qu'ils se connaissaient à la ridule près, puis par incapacité mutuelle à entretenir une réelle mauvaise foi, leurs sourires devinrent purs de toute arrière pensée et virèrent au franc éclat de rire.
- T'es vraiment trop con, Gérard !
- Ouais, mais pour ça je t'ai toujours eu pour maître.
Il revint vers la table de son pote avec un verre plein.
- Bon, tu me laisses finir l'histoire de mon René, ou je te remets la radio ?
- Non, non, pas la radio. Ou alors change de fréquence.
- Ok. Je vois, monsieur rejoue l'intello. Bon... on va pas recommencer. Alors le fils de René, où est-ce que j'en étais ? Ah ouais ! Depuis quelques jours ses vieux ont eu des messages du lycée. Y paraît qu'il y fout presque plus les pieds, et y veut rien dire de ce qu'il peut bien foutre de ses journées.
- Bah, ça lui passera tout seul, c'est comme l'acné ces conneries, ça guérit avec l'âge.
- En attendant, si je pige bien, c'est ses parents qui peuvent se gratter pour les conseils.
Gabriel sourit encore, exhibant ses belles ratiches blanches, il écarta les bras, ouvrit la porte du rade et consentit à lâcher :
- Alea jacta est.
- Qu'est ça veut dire ? s'étonna le taulier.
- Tout est dit.

Et même plus, pensa Gabriel en s'éloignant sous le regard de l'autre.
Plutôt que de retrouver la chambre d'hôtel rue des Taillandiers où il avait certains de ses quartiers, Gabriel fila vers le salon de perruquage qu'avait déserté sa môme Cheryl.
Il aimait à se caler, sous l'obscurité de la salle éteinte, dans un de ces grands fauteuils de moleskine où se vautraient les clientes. Un de ceux-là tournait complètement son dossier à la vitrine, c'était son préféré. Il pouvait à l'insu de tous y méditer une heure en regardant les quidams en transit se refléter dans la grande glace murale. Un passant avisé, ou plus curieux, peut-être même un admirateur secret de sa blonde, aurait pu remarquer ses grandes guiboles s'étaler sur le vieux carrelage, ou encore parfois un filet de fumée glisser vers l'applique du plafond. Mais personne ne s'était jamais arrêté pour troubler ses dérives mélancoliques. Il pensa qu'effectivement, Gérard était dans le vrai. Que ses rôles de Don Quichotte il les abandonnerait volontiers à Cervantes ou à Ménard. Qu'en plus il n'avait même pas le sang chaud idoine à ce type d'aventures, et qu'entreprendre d'autres activités ne pourraient que lui être bénéfique. Il avait peut-être vieilli ces derniers temps. Quelques séquelles de blessures passées se rappelaient à ses terminaisons nerveuses depuis une semaine. Cheryl avait mal choisi son moment pour se tailler.
Il tournait en rond dans ses aigreurs quand il remarqua une bande d'ados, plus sombrement vêtus les uns que les autres, passer devant la vitrine et remonter vers la rue de Charonne. Ils semblaient aussi lugubres que lui, bien qu'ils fussent en groupe et d'un âge plus propice aux rigolades qu'aux atermoiements. Un vieux réflexe le fit se lever et les suivre des yeux. Il sût en l'instant qu'ils montaient vers le Père Lachaise, et fut tenter de leur emboîter le pas. Et puis non, qu'ils se démerdent, maugréa Gabriel. Ils peuvent bien aller implorer Satan ou qui que ce soit, c'est pas mes oignons après tout. Aller encore se foutre dans une embrouille de tous les diables ne lui disait rien. Sa lassitude ne lui disait rien de bon non plus, mais elle au moins n'avait pas la moindre exigence le concernant. C'était sans doute le moment d'aller s'aérer gratos, émotionnellement parlant, du côté de ce coin de campagne où il faisait remonter son zinc, mais même ce petit ça lui paraissait colossal. Toute initiative semblait l'avoir déserté. Il y a encore quelques semaines, il eut bondit à la pensée de se frotter aux milieux satanistes, ou encore rêvé d'avoir le temps d'aller voir son oiseau se remembrer pièces par pièces. Y puis là, en l'instant, rien. Même le passé où il aimait à fouiller ses souvenirs pour se ressourcer, ne lui évoquait rien. Il se demanda si c'était ça mourir ? se détacher de tout, ne plus réagir à rien, observer résigné les choses s'écouler, ne plus attendre personne. Il se revit pourtant, de l'air plein les naseaux et un guidon en pôgnes, filer sur les nationales en quête de sa vérité, et de celle du monde qu'il lui fallait percer à jour. Il revoyait les arbres défiler, la campagne s'arracher sous la roue avant de son véhicule, les corps des femmes qu'il allait rencontrer, et qui l'attendaient sans le savoir, et ses amis de lutte, rencontrés au hasard de ses aventures, qu'il abandonnait toujours discrètement une fois atteint ce qu'il lui semblait être un aboutissement. Il se demanda si tout cela composait la vie décente et juste que lui avaient souhaitée ses vieux, dans la courte intersection temporelle que leur avait accordée le destin avec sa propre vie, si ses efforts avaient un sens et quand se ferait-il vraiment jour. Des images d'enfants traversèrent ses yeux. Il songea au square de la Roquette où il allait parfois les observer pour tenter de s'imaginer, lui, au milieu de tous ces inconnus banals dont la vie s'était réglée autours de leur marmaille. Quel père ferait-il ? Le monde était-il suffisamment vivable pour qu'il y jeta un enfant. Toutes ses agitations aventureuses ne lui avaient rien dit de cela, qui lui sembla, en l'instant, l'essentiel. Il faillit pleurer, quand des coups frappés à la porte vitrée le divertirent de ses angoisses.
- Gabriel !
Gérard l'air pressé avait collé sa moustache au carreau.
- Je me doutais que tu serais là. Y a Cheryl au téléphone, elle a besoin de toi. Elle t'expliquera.
Gabriel le suivi en courant jusqu'au rade. Il songea au télescopage de ses pensées avec ce que le coup de fil de Cheryl allait impliquer de retour à la normale, et fût presque soulagé qu'on décida pour lui, puisque c'était cela sa vie.

Axel Oursivi pour Mygale.
Paris, 21 Mai 1998