Au clair de la lune...






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Les autres cadeaux


Gâteau-intégrisme

par Jean-Bernard Pouy



C'était bien sûr à lui d'amener le gâteau, avec le nombre de bougies adéquat. Un rituel, une répartition des tâches, un partage du travail. Et tout le petit monde serait là, Cheryl avec ces petits cadeaux qui entretiennent la moitié, Gérard avec son pied de porc spécial-22-mars, Maria, qui aurait confectionné un petit napperon-souvenir au point de croix, Vlad qui chanterait une berceuse des Carpates - la berceuse à percussion, rigolerait Pedro, c'était prévu - et Léon aurait droit à trois sucres. Gérard tenterait le coup du siècle, faire boire du pinard à Gabriel.
Il sortirait de bonnes bouteilles de blanc, du gewurtztraminer vendanges tardives, que Raymond, le mécano appellerait vengeances tardives, et remplirait le verre de son vieux pote en balançant la même vanne depuis dix ans, "vaut mieux Sancerre que Nanterre", et Gabriel refuserait poliment en demandant une bière du démon.

Et le jour de l'anniversaire de Gabriel, personne ne l'appellerait le Poulpe, promis, juré. Au moment de découper le Paris-Brest, il se lèverait et ferait un de ces petits discours où il est dit la vacherie du monde, mais où il est rappelé le chaud cocon de l'amitié.

Les autres répondraient selon leurs tendances, mais le monde en resterait un endroit où il ne faisait pas bon s'attarder. Et une fois de plus, personne ne demanderait à Gabriel de se calmer, de faire un boulot sérieux et de penser à l'avenir. Car, les jours d'anniversaire, une baffe de Gabriel pouvait générer du dentiste à l'année.

Après ces rituelles agapes, sous l'oeil humide de tout un chacun, il partirait au bras de la plus belle blonde du quartier, et, dans le rose profond d'une chambre de la rue Popincourt, entamerait un câlin spécial-22-Mars prouvant que le chanteur ensuqué qui disait que l'amour physique est sans issue était un crétin pessimiste.
Tout ça au conditionnel, parce que, depuis le matin, depuis que le pâle soleil de mars avait citronné l'arrondissement, Gabriel le sentait pas vraiment, son anniversaire. Des flics en pagaille avaient envahi le quartier, un gros défilé à pancartes syndicales devant se dérouler sur le manifodrome République-Bastille.
Il aurait voulu croire qu'ils étaient venus pour sa fête, tous ces CRS embidulés, pour canaliser la foule immense de ses admirateurs voulant entrer dans un rade fermé pour inventaire, devant lequel, sur un banc, depuis le matin, trois punks en période de glaciation pré-SDF s'étaient installés, des 8/6 à la main.

Mais bon, le rite est immuable.
Et pendant toute la "cérémonie", certes tout le monde a rigolé, chanté, beuglé, dansé, mais les yeux étaient tournés vers l'extérieur, vers la confrontation possible entre les bleus et les iroquois, entre les représentants de l'ordre et ceux de l'entropie.

Ca foutait mal, ça cassait l'ambiance, c'était comme un poulpe à neuf queues, avait même dit Gérard, rompant le pacte. Comme Gabriel ne voulait pas que son anniversaire passe à l'as pour cause de modernité urbaine, il se disait qu'un événement devrait marquer d'une pierre blanche cette fête déjà sciée à la base.

On n'en était pas encore au gâteau, on terminait tout juste les chants catalans. Pedro pleurait comme la vierge de Montserrat et Maria comme un docker de Barcelone. Vlad reprochait à Gérard d'avoir rajouté de l'ail dans la sauce. Raymond piquait du nez.

Cheryl grattait l'intérieur d'une des paumes de son homme. Et Gabriel regardait, le diaphragme tendu comme une arbalète -l'Internationale de la bière résonnait déjà faiblement en lui-, un CRS traverser la rue pour venir faire chier les punks hilares.
Et quand Gérard, bourré, remarqua que le compagnon républicain sécuritaire ressemblait vraiment à J.-G. Gaudin, le maire de Marseille, Gabriel eut l'Idée.

Alors il se leva, prit son gâteau au bout de son vaste bras, salua la compagnie, donna rencard à Cheryl dans les plumes, sortit du rade sans se faire remarquer et balança le Paris-Brest bien crémeux en plein dans la poire du milicien.
Et il partit en courant par la rue Basfroi, un octopode tentant de prendre son envol.

Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.