Au clair de la lune...






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Comité poulpien : qui se cache derrière ?
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Noël en décembre

par Hervé Prudon



" Ferme la porte parce qu'il fait froid dehors ", lança Gérard à Gabriel comme ce dernier entrait au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, son bistrot quotidien dans le 11ème arrondissement de Paris.

- Je peux fermer la porte, dit Gabriel mais il fera toujours aussi froid dehors. D'ailleurs, dehors il y a un type. Il a l'air mort. La remarque n'était pas propre à réchauffer l'ambiance.

Merde, ça veut dire que les éboueurs font grève! lança plaisamment Gérard.
Les sept clients, le couple de patrons, Vlad l'employé et le chien mouillé regardèrent Gabriel et constatèrent qu'il était sérieux.

Une minute de silence et tous se précipitèrent à l'extérieur pour vérifier le décès d'un homme d'une soixantaine d'années environ, ventru, rougeaud, avec un nez comme une patate explosée, et portant des vêtements extravagants de facture norvégienne. Il n'avait pas sur lui de papiers d'identité.
- Ils n'ont pas encore ouvert les métros la nuit, et, de toutes façons, si ce gars était étranger, il n'aura pas su où aller sans argent. Il n'a rien sur lui.
- Il a sans doute été dépouillé, commenta Vlad.
- J'appelle le SAMU social, dit Gérard. Ou bien les flics?
Qu'est-ce que tu fous, Gabriel?
- Attends, il y a un papier dans la poche de son pantalon. On dirait une liste. Je la garde. Tu peux appeler qui tu veux, à présent.

Gabriel entra les cheveux pleins de pluie dans le salon de coiffure de Cheryl, sa fiancée quotidienne, et s'assit sous un casque séchant. Puis il arracha une feuille à l'éphéméride et constata qu'on était le premier décembre.
Il relut la liste qu'il avait trouvée dans la poche du mort: Arthur Girot, Noémie Gunn, Souleymane Diao, Vincent et Victorine Deligne, Éléonore Matrat, Laura Messara, Élodie Bourmani, Yasmine Messahel, Audrey Chabas, Aurélie Aragon, Kevîn et Vanessa Lopez, Laëtitia Gaudin, Nicolas Bruet Pauline Caron, Alicia Boulier, Léopold et Juliette Prudon, etc. Des centaines de noms et prénoms mais pas d'adresses, pas de téléphones, pas d'explications. Un réseau?
Gabriel était pour la révolution permanente et Cheryl, coiffeuse, pour la permanente révolutionnaire.

Elle salua sa cliente comme elle allait sortir et lui prêta un parapluie. Puis elle tira de son cabas un calendrier de l'Avent qu'elle accrocha au mur près d'une publicité pour shampooing traitant. Elle ouvrit la petite fenêtre du premier jour et tendit un chocolat à Gabriel.
- Quelle tête tu fais, dit-elle. Et puis regarde-moi, toi. Mais tu as des cheveux blancs ou il neige?
Il ne neige pas, répondit Gabriel.
- J'ai quelque chose d'important à te dire, continua Cheryl en mordant sa lèvre inférieure.
Le téléphone sonna et Cheryl tendit le portable à son homme.
- C'est Gérard, dit-elle contrariée.
Et en ouvrant des yeux ronds comme des soucoupes, Gabriel apprit que quand les flics étaient arrivés pour emmener le corps du mort, il n'y avait plus personne.

D'abord, il reprocha à Gérard de n'avoir pas mieux surveillé le cadavre, puis il s'étonna de cette disparition.
- On a bien vu un gros type mort, non? Personne d'entre nous n'était bourré à neuf heures du matin.
- Il vaut mieux qu'on oublie ça, dit Gérard, les flics m'ont assez fait chier comme ça pour les avoir dérangés pendant leur première pause apéritive.

Gabriel regagna d'un pas lent sa chambre d'hôtel.
Il relut la liste. Aucun indice. Une douleur vive se déclara alors dans une dent; c'était le chocolat qui avait réveillé une carie. Et il y avait encore vingt-trois chocolats à mastiquer avant Noël. Putain de Noël. Le téléphone sonna et la réceptionniste de l'hôtel passa Cheryl à Gabriel.
- Tu es parti comme un pet sur une toile cirée, mon chou, au moment où j'allais te dire que je suis enceinte. Eh oui, accroche, toi. Tu vas être papa.
- Jésus, Marie, Joseph! Mazel Tov! Youpiii! s'écria Gabriel, avant de soupirer : Inch Allah.
Il s'allongea sur le lit les bras en croix. La liste de noms et prénoms défila devant ses yeux. Il bondit et se dévisagea dans la glace. Bordel de merde, la providence l'avait choisi. Il allait être papa dans une huitaine de mois, normal, mais avant, une lourde tâche l'attendait.

Le Père Noël venait de casser sa pipe sur un trottoir du 11ème devant le Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, ce n'était pas un hasard mais un signe, car personne d'autre mieux que lui, Gabriel Lecouvreur, alias le Poulpe, vigoureux de corps et sain d'esprit, généreux de nature, n'était apte à prendre la relève, porter la hotte, driver le traîneau, se glisser dans les cheminées.
Il avait la liste des enfants. Il avait des bras assez grands pour embrasser tout le monde, sans distinction d'origine. Plus question de s'empiffrer et se bourrer la gueule au réveillon. Il était père universel, attendu dans tous les foyers, sacrée responsabilité. Il avait vingt-quatre jours pour préparer cette mission.
Il décida déjà de ne plus se raser pour se faire une tête plausible, c'est-à-dire un hybride de Karl Marx et du capitaine Haddock. Il se fit monter une mousse chambrée, résonnez musettes, car c'est ainsi que notre ami le Poulpe, justicier au grand coeur qui n'a jamais peur de rien, devint aussi le Père Noël.

On peut y croire.
- Et merde, dirent tous les méchants, pour nous ça sent le sapin.

Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.