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A l'art et au porc
Le beaujolais nouveau est arrivé ! Sans blague ! C'était écrit au blanc d'Espagne et en très gros sur la lourde. Le Poulpe faisait grise mine, on l'eût dît sorti d'un trop long séjour dans le formol.
Il commençait à se demander si Cheryl allait avoir plus d'un quart d'heure de retard. Les poivrots collaient à lui comme des moules à un rocher et Gérard, pour le chambrer, aussi rouge qu'un tourteau, se plaignait de n'avoir que deux bras.
- Gérard! Une chimay, une toute petite chimay...
Le Poulpe ne jurait plus que par la chimay et cette pointe d'amertume qui lui était si caractéristique.
Désolé, Gaby, tu repasseras, mais ce soir c'est beaujolais pour tout le monde, je t'en sers un pichet... Non? Fais pas cette tête! On dirait que t'as avalé un coquillage!... Trinquons! A 1a cantonade. Chacun leva son verre.
De toute sa vie, jamais, Gabriel ne s'était coltiné une telle brochette d'alcoolos, ils se bousculaient au comptoir, potinant, s'ébaudissant.
Il n'y avait que Jacques-Jean Bourex, le négociant en ufs de poules, qui près de la caisse enregistreuse, toujours très sobre, dévorait sa légendaire barre de Toblerone.
- Je voudrais porter un toast! reprit Gérard en tapotant son ventre rebondi. Aux êtres de chair et de sang! À l'art!
- Et au porc! continua le Poulpe pour se concilier ses bonnes grâces. Gérard, je ne te demande pas la lune !
Gabriel n'avait failli céder à l'envie de boire du vin qu'une seule fois, quelques semaines plus tôt, alors qu'il était en Grèce avec Cheryl . Elle voulait partir avec lui et il avait dû se plier à son désir, il l'avait emmenée à Hydra, une île au large du Péloponnèse.
De ce séjour, il gardait un souvenir ému. Le soir, à l'ombre d'un immense bougainvillier, tandis que bourricots et mulets caracolaient dans les ruelles pentues, ils avaient dégusté de la pieuvre, du tentacule bien tendre servi en vinaigrette et que la tradition voulait que l'on arrose de vin résiné très frais.
Cheryl s'en était envoyé un bon litre et, Gabriel devait l'avouer, elle avait réussi à lui mettre l'eau à la bouche. Il n'avait pas dit à Gérard qu'il avait mangé de la pieuvre, car il aurait été capable de le traiter de vil anthropophage...
La banane domine cette année, constata Gérard.
- En novembre, protège ton membre ! s'égosilla un anonyme que le pinard mettait au diapason.
Mais qu'est ce que fout Cheryl ?
Ça lui apprendrait à lui filer rancard Au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse ! Car Hervé, le vendeur de moquette de la place Charonne, lui bourrait maintenant les côtes avec son coude. Gabriel avait bien envie de lui faire un croche-tentacule.
- Hé! Le Poulpe! Tu sais à quoi on reconnaît un homme qui a mangé de la vache folle?... Tu sais pas? Eh bien, il chasse les mouches avec sa queue!
- On ne dit plus vache folle! claironna Gérard en piquant du nez sur le zinc. Mais ruminant dingue!
- Et tu te crois spirituel? grogna Gabriel.
Sam Shepard était son auteur du moment. Pour Shepard, novembre était le mois de la Lune Faucon. Gabriel, vraiment, en était à se demander s'il devait partager son point de vue ...
Il y a des soirs où les hommes mériteraient qu'on les enferme. Le négociant en oeufs de poules s'était approché de lui. Il portait une liquette en jean avec un coq en train de pousser son cocorico brodé dessus.
Le monde tournait fou, Cheryl n'aurait pas dû lui faire un coup comme celui-là. Jacques-Jean Bourex prit un air mi-canaille mi-conspirateur.
- Y'a un gars, dit-il, en Vendée, qui a mis au point un système pour séparer industriellement le blanc du jaune. Si je te dis ça, c ' est parce qu'on l'a retrouvé noyé dans une citerne de blanc d'oeuf .. À ta place, je m'intéresserais à cette histoire ...
Bientôt, il lui réclamerait pour la énième fois la recette des oeufs à la broche. Le Poulpe ne sentait pas d'humeur, et puis Cheryl venait de franchir le seuil.
Un silence lourd de concupiscence se fit aussitôt.
Cheryl prit la pose. Elle était comme nue dans son fourreau de soie noire. Elle avait dans les mains un gros paquet cadeau, si gros qu'elle n'aurait pu le dissimuler dans son dos. Elle s'avança lentement vers Gabriel et lui tendit le paquet.
Le Poulpe défit le ruban et Gérard ne put s'empêcher de pouffer. C'était une peluche, une grande pieuvre rose avec de mous tentacules tout soyeux.
- En... en quel honneur? hésita le Poulpe.
- Parce que comme tu me vois, Gaby, lui rétorqua Cheryl, j'ai bien envie de fêter le beaujolais nouveau! La question était de savoir si le Poulpe vendrait son âme pour une peluche, et puis, quand bien même il finirait par céder, si Gérard allait lui servir une chimay, une petite chimay ...
Mais un pichet de rouge trônait déjà devant Cheryl. Gabriel savait qu'il y a des batailles perdues d'avance. Il se tourna vers Jacques-Jean Bourex.
- A propos, ton mec, en Vendée...
Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.
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