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La nuit d'octobre
" La rue où je logeais était sombre et déserte
Quelques ombres passaient, un falot à la main;
Quand la bise sifflait dans la porte entrouverte,
On entendait de loin comme un soupir humain. "
Alfred de Musset
Quelques heures plus tôt, la nuit et la pluie étaient tombées en même temps. Le nez collé à la vitre de la fenêtre d'un petit immeuble en démolition,
Gabriel Lecouvreur regardait les lampes des réverbères diffuser une lumière jaunâtre qui rebondissait sur les façades de la rue des Abbesses et fuyait en lucioles au fil des caniveaux. Il n'y avait plus un seul café ouvert.
Le vent et l'eau décourageaient les rares dragueurs en quête de racolage. Parfois, une voiture remontait vers Montmartre.
A tâtons, le Poulpe prit une boîte de Tuborg, tira sur l'anneau et avala une gorgée pour chasser l'odeur de moisi qui régnait dans la pièce obscure et lui souillait la bouche.
L'attente risquait d'être longue. Rien ne lui disait d'ailleurs que son intuition était bonne. Il était peut-être en train de perdre son temps. Tout avait commencé le matin, au Pied de Porc à la Sainte-Scolasse, quand Gérard lui avait montré un titre dans Libération : MORT PAR OVERDOSE EN PLEINE RUE.
Le Poulpe avait lu que corps d'un jeune membre de SOS Racisme avait été découvert sous un porche de la rue des Abbesses. Il se souvint alors qu'à la fin du mois de septembre un Malien avait été trouvé lui aussi mort d'une overdose sur les marches du Studio 28, dans la rue Tholozée.
Tout ça lui parut cousu d'un fil blanc pas très propre. Il décida de se mettre en chasse, récupéra un Lüger chez Pedro, se rendit dans le dix-huitième arrondissement et y traîna sans bien savoir ce qu'il cherchait.
Au milieu de la rue des Abbesses, une maison abandonnée attira son attention. Elle était en trop mauvais état pour abriter des squatters, mais il fut surpris de n'y voir aucune trace de la présence nocturne de clochards. Cela voulait donc dire qu'ils avaient peur d'y trouver refuge.
Il attendit le soir pour s'introduire dans l'immeuble, gravir un escalier branlant et se cacher au premier étage.
Le temps passait. Il était plus de minuit quand des ombres apparurent dans la rue.
Le Poulpe distingua six hommes au crâne rasé qui convergeaient en direction de la maison abandonnée, y entraient, en masquaient les fenêtres du bas avec des couvertures et allumaient des bougies.
Etendu sur le sol, Gabriel les observait grâce au trou formé par l'absence d'une latte dans le plancher. Il vit qu'ils portaient tous des uniformes de SS sous leurs manteaux. Deux d'entre eux déplièrent un drapeau nazi et l'accrochèrent au mur. Les autres tendirent le bras droit en murmurant : "Sieg Heil !"
Cela lui parut odieux et infantile, mais il les sentit dangereux. Son instinct ne le trompait pas. Ils déterraient une grosse cantine en fer, soulevaient le couvercle et contemplaient les armes, les sachets de drogue et l'argent qui s'y trouvaient.
- On embarque tout, ordonna un des hommes. Le petit con d'hier a pu parler de nous à ses copains. Faut changer de planque pour nos réunions. A cet instant, la porte vola en éclats et une vingtaine de Noirs envahirent les lieux. Ils étaient armés de couteaux et de battes de base-ball.
Sous les yeux écarquillés du Poulpe, tout se passa très vite. Négligeant le contenu de la cantine, le groupe maîtrisa les six hommes au crâne rasé, les bâillonna et leur lia les mains derrière le dos.
- On va venger notre frère malien à notre façon. Depuis des semaines, on vous cherche. Hier, nous sommes arrivés trop tard. Vous aviez déjà réglé son compte au jeune gars de SOS Racisme. Il était fou de faire cavalier seul.
- Cette fois, vous allez payer toutes les saloperies que vous avez faites et que vous alliez faire.
Une camionnette vint se ranger dans la rue. Gabriel rampa jusqu'à la fenêtre et regarda les Africains entasser les racistes à l'arrière du véhicule.
Celui qui paraissait être le chef du commando se mit au volant et démarra. Les autres se dispersèrent dans la nuit.
Le Poulpe vida une boîte de bière et descendit au rez-de-chaussée.
Ses mains tremblaient au bout de ses longs bras. La cantine était toujours là. Il l'ouvrit, sortit les armes et les fracassa l'une après l'autre contre le mur de pierre.
Ensuite, il éparpilla toute la drogue sur le sol, prit l'argent, l'enfouit dans son blouson et s'en alla passer le reste de là nuit avec Cheryl.
En chemin, il s'arrêta dans un bar et but exceptionnellement un whisky.
Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.
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