Au clair de la lune...






Suivez le guide...

























Comité poulpien : qui se cache derrière ?
Les autres cadeaux


L'émoi de septembre

par Olivier Thiébaut



- Ça sent le cartable, beugla Gérard en posant deux tasses de café fumant sur son zinc mieux astiqué qu'une médaille de poilu gerbant ses fleurs devant le Grand Inconnu. C'est moi qui vous le dis, ajouta-t-il en esquissant un petit pas de danse derrière son comptoir, ça sent le cartable et le plat du jour!

Gérard renaissait de ses pieds. Août avait été morose. Trop de gens étaient partis s'entasser sur des plages surchauffées pour savourer les délices du cancer de la peau, de l'hydrocution, de la guêpe et du moustique. Résultat, le petit commerce périclitait.

Et, même s'il aimait goûter les plaisirs d'un Paris déserté, septembre le transcendait. Les affaires reprenaient. La clientèle d'habitués allait s'en fourrer ras la glotte de son, désormais célèbre, pied de porc à la Sainte-Scolasse.

Gérard savait communiquer sa bonne humeur à son entourage. Seul Gabriel Lecouvreur semblait absent. Il avait négligé jusqu'à ses journaux et ses tartines.
- Oh! Poulpe, t'es pas dans ton assiette? lança Gérard à son intention.
Gabriel risqua un sourire et leva un regard vague qui engloba l'assemblée attentive et l'éphéméride qui indiquait de son 1 majestueux qu'un nouveau mois venait d'engloutir le précédent dans l'abîme d'une fin d'été.
- Si, ça va, répondit-il.
En réalité, rien n'allait. Comme chaque année à cette même date. Fatidique

Le vin te tuera, avait lâché maman. Elle voyait d'un mauvais oeil cette remontée sinueuse à travers les vignes qui peuplaient les contreforts du sillon rhodanien.
Elle aurait préféré regagner directement Paris par l'autoroute.
- C'était une affaire, chérie, avait répondu papa guidant d'une main sûre la déjà vieille 4L. Ce nectar-là, il parait que tu peux le garder au minimum trente ans.
A l'arrière, du bas de ses cinq ans, Gabriel faisait des ronds de buée sur la vitre.
Le camion, il l'avait vu surgir en premier au détour d'un virage. Un camion ordinaire. Un camion citerne comme il en possédait en jouet. Celui-là devait peser dans les trente tonnes. Trente tonnes d'acier qui luisaient sous le haut et implacable soleil.
- Tiens, ce pinard, je n'y toucherai pas avant d'avoir soixante ans, avait promis papa. Je te le jure, chérie, nous ne boirons la première bouteille qu'en 1996.
La mère avait salué la réplique d'un petit sourire qui en disait long sur son incrédulité.
Néanmoins, elle avait posé une tête câline, nimbée de boucles brunes, sur l'épaule de son mari en signe d'assentiment. Elle ne regrettait en rien cette union. Gabriel en était une preuve vivante. Fruit désiré d'une fin de baby-boom.

Boum! ou autre chose de plus lugubre, de plus grinçant, de plus froissé c'est ce qui était resté gravé dans la mémoire de Gabriel.
Un choc d'une rare violence avec le camion. Un fracas. Un chaos.
Puis, tout lui avait semblé englouti dans une sorte de trou noir. Tout était confus ; irréel. Il flottait dans une bulle cotonneuse et un bruit cristallin de cascade tintait à ses oreilles.
Après avoir quelque peu repris ses esprits, Gabriel avait clairement distingué que ses parents ne bougeaient plus au milieu de cet enchevêtrement de tôles concassées. C'est alors que des mains l'avait happé et extirpé du magma de ferrailles.
Puis il avait cru comprendre quelques mots sortis d'une voix grave et rocailleuse : " Il est vivant... C'est un miracle ! "
Dehors, le soleil avait d'abord aveuglé Gabriel.
Puis, au milieu de cette horreur, il avait vu qu'un flot rouge se déversait par litres sur la chaussée. Un torrent de vin jaillissait du flanc éventré de la citerne et venait noyer le sang de ses parents.

La main de Gérard venait de se poser doucement sur l'épaule du Poulpe.
- T'as des problèmes ? Tu veux qu'on cause?
Gabriel sursauta et revint vite à la réalité de ce premier septembre.
- Rends-moi un service, Gérard, demanda-t-il en extirpant une bouteille poussiéreuse d'un sac.
- Dis-moi ce que tu penses de ce pinard.
Gérard poussa un petit sifflement en découvrant la date inscrite sur l'étiquette.
- Tout ce que tu veux, mon gars , dit-il en se ruant vers un tire-bouchon.
Quelques instants plus , il sacrifiait non sans plaisir et seul aux rituels d'une dégustation.
- Alors ? demanda le Poulpe.
- Alors... Il est bouchonné, lâcha Gérard avec un petit rictus d'excuse.
Gabriel soupira pour la forme. Qu'importe, après tout. Devenu adulte, il n'avait jamais pu avaler que de la bière.

Tiré de l'agenda 96-97 de la Librairie internationale Kléber
et des librairies des facultés.