Au clair de la lune...

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Suivez le guide...



























































































































Comité poulpien : qui se cache derrière ?

Avec l'autorisation des éditions Baleine (gentil le Cétacé), nous vous proposons cette nouvelle du Poulpe, inédite en librairie. Elle a connu la fortune des kiosques, en paraissant le 24 mars 97 dans l'Humanité et a été distribuée gratuitement lors du Salon du livre de 1997 (on n'a jamais dit que c'était une exclusivité !).
Il est bien entendu qu'aucune reproduction à des fins commerciales n'est autorisée (compris ?).

Cette nouvelle a été écrite par un collectif d'auteurs du Poulpe (entre quatre et huit selon les versions).





Gérard fulmine.
Les habitués, profil bas, n'osent même plus moufter.
Les demis ont des faux cols, le café, un goût de serpillière, la goutte matinale servie à la-va-comme-je-te-pousse, manucure les pognes des soiffards, mais y en a pas un qui gueule. Même Léon, le clebs aux flatulences pestilentielles a fermé son cul et exhibe les quatre ou cinq ratiches qui lui restent en vitrine.
La mauvaise humeur avoisine force sept sur l'échelle de Richeterre... De la cuisine, des jurons espagnols ponctuent le bruit d'une vaisselle satellisée...
Carillon.
Gabriel pousse la lourde. Les épaules et l'espoir retombent. Les gus sont pris d'une passion soudaine pour leurs lacets.
- Tiens, tu tombes bien, toi, le défenseur de la veuve et de l'orphelin...
Gérard serre le torchon et le verre de mousse explose. Mine interloquée du Poulpe.
- ... Tu vas pouvoir t'occuper d'un veuf : moi ! Maria est tellement furibarde que d'ici qu'elle nous fasse un coup de sang, y'a pas long...

En ambiance de fond, menuet pour assiettes et soupières cassées.
- T'imagines pas ce qu'ils lui ont fait à la mairie. Elle allait renouveler sa carte d'identité quand un petit moustachu en blouse grise lui a perfidement demandé son certificat de nationalité ! Son CERTIFICAT ! Ça t'en bouche un coin, hein ? EN FRANCE ! Cinquante-quatre ans qu'elle y vit, même son dabe y est enterré, avec la médaille de guerre... À lui, ils ne lui ont pas demandé son certificat de nationalité quand il est venu rejoindre la résistance. Je te jure ! Enfin, si tu veux embrasser Maria, mets un casque lourd...
Peut-être que si le téléphone n'avait pas sonné, Gabriel aurait amorcé un geste. Hélas, dans le café oppressé, la sonnerie a immédiatement eut des airs de glas sinistre. Et de fait, le répit ne viendra pas de là. Gérard, fulminant, arrache le combiné et hurle un "allô" à étendre raide le plus léger cardiaque.
Les clients tétanisés manquent une partie de la conversation, mais quand ils voient les joues du patron virer au rouge cramoisi, même les mouches arrêtent de respirer.
- Quoi ? Vlad... !! éructe le patron. Mais vous vous êtes passés le mot ? C'est pas possible d'être bouché comme ça, un conseil, essayez le Destop, ça vous libérera les neurones... Mais non, je ne me tairai pas. Il est roumain ! Encore hier, dans le Parisien, le Président en personne rendait hommage aux artistes roumains, et vous me serrez mon Vlad ? Mon artiste Vlad ? Celui qui participe à la préparation des pieds de porc à la Sainte-Scolasse. Vous voulez quoi ? Ma mort ? La mort de Gérard Brouet, français depuis neuf générations, tous nés à Sainte-Scolasse près d'Alençon, dans l'Orne. Mais qu'est-ce qu'il lui faut encore à ce Debré, il veut me piquer ma femme, mon Vlad et mes pieds de cochon aussi peut-être ? Non, monsieur, je ne le prends pas mal ! À propos, je préfère me dénoncer, avant qu'un autre le fasse, j'héberge aussi un Allemand. De l'Est ou de l'Ouest ? J'en sais rien. C'est mon chien, venez donc lui demander ses papiers !
Soudain très abattu, Gérard raccroche, et mate le Poulpe en lissant ses charmeuses d'otarie.
- Dis-moi Gabriel, qu'est-ce qui se passe ? Z'ont tous pété les plombs. Qu'ils luttent contre la mafia de l'immigration clandestine, j'suis pas contre, c'est comme la mafia de la drogue ou celle de la prostitution, mais là, ils s'attaquent à des pauvres bougres qui bossent, qui payent des impôts, qui sont intégrés... T'y piges quelque chose ? Ils mélangent tout. On va pas se laisser faire, je lance une pétition. Tous les tauliers de bistrots sont pas des réacs, ni des balances ! Il se tourne vers la salle et la patrouille d'un regard furibard : et celui qui signe pas, peut changer de rade !
Carillon.
La porte s'ouvre sur Cheryl, coiffée avec un mixer, l'oeillade assassine qui apostrophe Gabriel.
En remorque, Solal, sa jeune stagiaire guadeloupéenne, renifle comme un fox en chasse. Les châsses rouges et le Kleenex en tampon.
- Ah tu tombes bien, toi ! J'espère que tu vas te bouger le cul.
Gabriel, qui n'a toujours pas réussi à glisser qu'il aimerait commander son kawa, se maudit de s'être levé de si bonne heure. Pour ne pas décevoir sa belle, il questionne :

- Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que j'ai fait ?

- Rien, justement. Y'a un an, Solal a rencontré un étudiant togolais qui faisait ses études en France, invité au nom de la coopération. Récemment, il a changé d'orientation. Eh bien, au moment de son renouvellement de carte, il apprend qu'il est indésirable et menacé d'être éjecté par le premier vol Air France menotté comme un gangster ! Gabriel, fais quelque chose, elle attend un enfant...
Gérard, qui astique le zinc avec une hargne non dissimulée, est rejoint par Maria dont la vapeur sort des narines, tous deux se tournent vers Gabriel :
- Là, c'est plus du fait divers. En moins de vingt-quatre heures, trois cas ! À ce train-là, le borgne de la Trinité-sur-mer va bientôt pointer aux asseudiques pendant que l'autre, à Vitrolles pourra renvoyer sa bourgeoise derrière ses fourneaux !
Une toux tenace résonne dans le fond. Le vieux prof de philo, monsieur Sylikman, se vaporise une giclée de sirop pour s'éclaircir l'organe.
- Méfiez-vous du loup brun, une fois dans la bergerie, il ne fait pas le détail des brebis, tout le monde y passe, même celles qui lui avaient entrebâillé la porte par lâcheté, profit ou connerie...
Gabriel touille son café enfin obtenu, et renchérit calmement :
- Le plus dangereux, c'est la banalisation, mais ras...
Il est énergiquement coupé par Cheryl qui brandit ses ciseaux comme un étendard:
- ... Rassemblons-nous. T'as raison, Gabriel, il faut qu'on s'unisse, merde, on va pas se laisser piétiner sans rien dire...
Qu'allait dire le Poulpe, avant d'être interrompu ? L'Histoire ne le saura jamais, il ne restera de cet instant que l'appel solennel de Cheryl, immédiatement relayé par les clients présents, ravis de pouvoir enfin s'exprimer. En cinq minutes, le café s'est vidé sur la promesse de revenir en masse quelques heures plus tard.
Ne restent que Léon et le Poulpe, sceptiques.

Mohamed, le marchand de légumes niçois arriva le premier, avec sa femme bourguignonne, Sylvie, et faillit repartir en voyant la salle du Pied de Porc vide et, au milieu, Gérard, juché sur un tabouret, clamant à un auditoire absent :
"Chers voisins, merci d'être venus si nombreux à cette première réunion du collectif international de quartier. "

Heureusement, Maria, qui étrennait en l'honneur de la république une robe neuve d'un mauve hasardeux, les rattrapa et les installa au premier rang de la salle du restaurant, Mutualité improvisée.
Quatre minutes plus tard, on manquait de chaises et la cohue était générale.

Cheryl, d'autorité, se mit à trier les envahisseurs par taille avant de les asseoir cinq par siège, du plus grand au plus petit. Echafaudage chancelant autant que le chignon de Maria dont les boucles prématurément raidies par la transpiration lui dégoulinaient sur la figure sous parvenir à cacher un sourire radieux : la réunion était un succès.
Gérard se hissa avec difficulté sur le bar derrière lequel Léon s'était réfugié, oreilles rabattues à côté de Gabriel, replié à même le sol qui chuchota au speaker improvisé :
- Fais un préalable clair, sinon ça va être la merde.
Gérard commença:
- Désormais, les habitants de France ne sont plus égaux en droit.
Et ce fut la merde.
- De quoi il parle ? interrogea une vieille Parisienne qui défendait à coups de parapluie le fauteuil qu'elle avait réussi à accaparer.
- Des lois Debré, répondit le marchand de journaux creusois qui connaissait son actualité.
- Mais non, des lois Pasqua, voilà ce qui arrive quand la droite est au pouvoir, corrigea l'instituteur asniérois.
- Tu veux rire ou quoi ? gueula une mère d'élève marseillaise qui adorait la discussion. C'est les socialistes qui ont commencé. Mitterrand qui parle d'un seuil de tolérance aux étrangers, Rocard qui veut pas accueillir toute la misère du monde, Fabius qui trouve que le Front National pose de bonnes questions...
- Et Pasqua qui déclare qu'il partage certaines valeurs du FN, surenchérit Chen, le Chinois du quartier.
- Résultat des courses, reprit la mère d'élève, en sept ans, on a banalisé le discours, de l'extrême droite.
- Quel rapport avec les lois ? s'énerva l'employé de la Poste martiniquais qui n'avait pas envie de gaspiller son heure de repos.
Maria fendit la foule, bras levé, et alla coquettement s'asseoir sur le bar, jupe dévoilant largement ses jambes galbées. Sa voix douce força le silence :
- C'est simple. Une fois que toute le monde a bien répété qu'il y a trop d'étrangers et qu'on arrive plus à vivre avec eux, les électeurs se sont dits que finalement le Front National avait eu raison avant tout le monde. Conclusion ? Ils sont de plus en plus nombreux à voter FN, et les autres partis, inquiets, se sentent obligés de faire des lois destinées à ramener ces chers électeurs dans leurs bras... Et le pire, c'est que ça marche !
Gérard embrasse Maria pendant que ça réfléchit dans la salle.
Le cheminot breton se leva pour prendre la parole :
- Tout ça, c'est très joli, mais qu'est-ce que vous faites du problème immigré ? On a tous la chance ici de ne pas habiter en banlieue, mais je peux vous dire que les collègues, sur certaines lignes, ils rigolent pas tous les jours.
A l'étonnement général, c'est le timide et bégayeur fleuriste créole qui répondit :
- Il n'y a pppas de prprproblème immigré ? Il yyyyy aa un proproproblème sososocial.
Au soulagement général, un retraité nordiste poursuit :
- Ça a commencé pendant les grèves chez Citroën, quand Mauroy a parlé des grévistes islamiques, pour diviser les travailleurs entre étrangers et Français. Mais, c'est artificiel. La vraie division, c'est pas celle-là ! C'est toujours la même : riches, pauvres, exploités, exploitants.
Le restaurateur portugais bondit de son siège, faisant sauter en l'air les trois adultes et l'enfant qu'il avait sur les genoux
- Ah non ! On ne m'avait pas dit que c'était un meeting révolutionnaire.
Heureusement, la densité était telle qu'il resta bloqué entre le marchand de fringues sénégalais et le SDF savoyard, qui s'interposa à son tour:
- N'empêche que t'as pas répondu. C'est pas la peine de faire l'autruche, y'a beaucoup de délinquance chez les Noirs et les Arabes...
- T'as raison, j'vais te bouffer ! rigole le marchand de fringues.
- Tout ce qu'on dit, hurla une adolescente grenobloise, c'est que la pauvreté fait la délinquance et que quand tu vis entassé dans des quartiers de merde, sans travail, sans distraction, sans blé, que ton voisin soit étranger, français d'origine ou de souche, un jour ou l'autre, il finit par te gonfler.
- En vérité, reprit la vieille Parisienne toujours armée de son parapluie, y'a trop de pauvres.
- JE PEUX PARLER ?! cria Gérard les mains en entonnoir. Je suis ici chez moi, quand même...
Ce qui déclencha, évidemment, une franche hilarité.
- J'ai trois questions à vous poser. Est-ce que vous désirez que les habitants de France puissent vivre ensemble dans la paix ? Est-ce que vous revendiquez les trois valeurs républicaines de liberté, égalité, et fraternité ? Est-ce que vous croyez que tous les hommes naissent libres et égaux en droit ?
Ouais, pense Gabriel, toujours affalé derrière son comptoir, c'est une minute après que ça commence à merder... "
Si quelqu'un répond non à une de ces trois questions, il peut quitter cette salle et je dirai même plus, il peut quitter ce pays.
Devant tant de grandiloquence, le silence se fait soudain épais. Quelques larmes furent même furtivement essuyées...
Personne ne bougea.
Un anonyme chuchota qu'il ne voyait pas comment c'était possible sans faire la révolution, pendant que le retraité expliquait à Sylvie (qui s'en foutait) que le chômage était une source de profits, y'avait qu'à voir les chiffres du commerce extérieur et le grand boum de la bourse. Mohamed précisait au marchand de fringues qu'il fallait aussi penser à intégrer les gens sans domicile et les Rmistes, y'avait pas que les immigrés. La mère de famille, par habitude, parlait toute seule pour regretter qu'on ne dise pas assez que le fascisme avait toujours fait le malheur des peuples.

Gabriel se déplia et annonça à Léon, qui ne dormait que d'un oeil
- J'me tire.
Et il fila par la cuisine.

Cette demi-journée d'éloquence lui avait plombé le crâne aussi sûrement qu'un charter dans un ciel d'exil. Mais le pire, c'est que par-dessus ses sept cafés vite avalés, lui était soudain venue une colère très amère. À quoi il servait, lui, dans ce bordel ? Confesseur ? Signataire ? Pétitionnaire ? Faire-valoir ? Et puis quoi encore, merde, et l'action ?! L'ACTION. Surtout là, quand l'offense est si dure et l'ennemi si proche...

Trente minutes plus tard, porté par Vlad, Maria, Solal et son bébé togolais, par monsieur Sylikman et le regard de Cheryl, Gabriel, marche d'un pas décidé vers l'atelier de Pedro, l'Espagnol.
Putain, va y avoir du boulot.

Dans l'entrepôt violemment éclairé, le bruit des machines est assourdissant, mais pas suffisant pour couvrir le "Hey, Poulpo !" qui accueille Gabriel. Les deux hommes échangent un regard complice et le Poulpe pointe un doigt accusateur vers l'Espagnol.
- T'aurais pu m'attendre
- J'ai juste pris un peu d'avance, je savais que tu viendrais, alors je me suis déjà mis au boulot. Trois cent mille faux papiers, faudra prévenir Cheryl, ça va nous faire quelques nuits blanches, mais j'ai fait le plein de bières.
T'es un frère Pedro. Un frère.
J'espère juste qu'on tombera pas à court d'encre ou de pellicule.
- Qu'importe, on aura fait le premier pas.
C'est déjà énormément plus que... rien.
Ce fut une grande nuit.