Patrice Flichy

« l’utopie s’est incarnée dans les pratiques »

olivier roumieux - décembre 2001 (Archimag)

Patrice Flichy est professeur de sociologie à l’Université de Marne-la-Vallée et directeur de la revue Réseaux. Il présente pour Archimag les thèses développées dans son dernier ouvrage, "L’imaginaire d’Internet".

Comment vous est venue l’idée de ce livre ?

C’est un travail que j’ai commencé il y a trois ans. Durant un séjour en Californie, je me suis rendu compte que les représentations du monde numérique y étaient différentes de celles courantes en Europe. Il apparaissait totalement évident aux yeux de l’intelligentsia californienne que le monde de demain était numérique, ce n’était même plus un sujet de débat. A l’époque en Europe, le débat n’avait pas lieu non plus mais parce que nous avions beaucoup moins de certitudes. Ayant perçu ce décalage, il m’a semblé important de faire un ouvrage entièrement consacré aux représentations américaines.

Vous maniez dans l’ouvrage trois grands concepts : l’utopie, l’idéologie et l’imaginaire. Pouvez-vous nous les expliquer ?

Traditionnellement, on oppose l’utopie ou l’idéologie à la réalité. Je pense qu’il est plus intéressant d’opposer utopie et idéologie, selon l’idée du philosophe Paul Ricoeur. Dans sa vision, que je fais mienne, l’utopie est ce qui permet de rompre avec la réalité actuelle, avec les technologies qui nous entourent ; l’utopie a également une fonction de mobilisation autour d’un nouveau projet. Cela n’est pas une sorte de fantasmagorie sans intérêt. L’idéologie est au contraire ce qui permet de réunir les gens autour d’une même vision technique. Si l’on associe idéologie et utopie, on obtient un monde de représentations que j’appelle l’imaginaire, pour faire simple. Mais ce livre aurait peut-être dû s’appeler « Les imaginaires d’Internet ». Il faut comprendre qu’il y a des imaginaires différents qui donnent lieu à des débats publics intenses aux Etats-Unis.
On constate en outre un cheminement de l’utopie vers l’idéologie, mais plus circulaire que linéaire. Les idéologies d’aujourd’hui vont être contestées dans les utopies de demain.
La spécificité d’Internet - et des technologies informatiques au sens le plus large - est qu’il est plus facile de réaliser son imaginaire dans ce domaine que dans la mécanique, par exemple. Si l’on est informaticien, on a juste besoin de son cerveau et de son temps de travail pour concevoir un logiciel.

Vous expliquez que l’on retrouve dans l’imaginaire d’Internet des thèmes particulièrement américains, comme la communauté ou la frontière.

Effectivement, le thème de la communauté parcourt les deux siècles de l’histoire américaine. L’idée que les moyens de communication puissent renforcer la communauté est très forte au XXe siècle, que ce soit lors du démarrage de la radio ou de la télévision par câble.
La société numérique apparaît en outre de façon évidente comme une nouvelle frontière, un nouveau monde que l’on est en train de construire. On voit bien ici ce qui est une utopie : quelque chose qui mobilise. Le cœur de mon travail était de voir comment tout un pays s’est mobilisé autour de cette technique.

Le lecteur fait connaissance avec une galerie de portraits assez savoureux. Pouvez-vous nous présenter quelques-unes des grandes familles de cet imaginaire ?

Je pense d’abord à une nouvelle génération d’informaticiens qui naviguent dans les années soixante et soixante-dix entre le monde universitaire et l’Arpa (1), l’agence de financement de la recherche de pointe du ministère de la Défense. Ces ingénieurs réseaux comprennent, grâce aux travaux de Douglas Engelbart et Joseph Licklider, que l’informatique peut être un outil de travail personnel - comme l’imagineront les créateurs du micro-ordinateur - mais également un moyen de communication interpersonnelle.
La deuxième galerie pourrait être celle des post-hippies. Deux personnages sont exemplaires de cette origine. Stewart Brand est à lui seul l’éditeur de ce grand catalogue écologiste le Whole Earth Catalog, le co-fondateur du Well, le premier forum californien en ligne, puis le fondateur de l’écologie politique, puisqu’il a été ministre des technologies appropriées de Californie au début des années soixante-dix. C’est enfin un consultant qui saura vulgariser tous ces thèmes. John Barlow, parolier du groupe de rock les Grateful Dead, se présente quant à lui comme un républicain, un cow-boy. C’est un des grands intellectuels du Net : il présente en 1996 la Déclaration d’indépendance du cyberespace et écrit les premiers textes sur l’idée de l’abolition de la propriété intellectuelle.
De nombreuses personnes se trouvent à mi-chemin entre le monde de l’informatique et celui de la contre-culture. Ce sont pour la plupart de formidables informaticiens, avec une culture semi-universitaire : on trouve ainsi beaucoup d’étudiants en rupture de ban, qui n’ont pas terminé leurs études. L’idée centrale est que lorsque l’on a des idées, il faut les réaliser, et non pas se contenter de faire des discours. Cette idée est répandue notamment chez les crypto-rebelles, les partisans du cryptage de données. C’est un point intéressant : contrairement à ce que l’on croit, le monde des hippies n’est pas très éloigné de celui des entreprises. Ce sont des entrepreneurs individuels qui s’opposent à l’establishment des universités et des grandes entreprises monopolistiques, comme IBM ou Microsoft.

Vous pointez un des paradoxes fondateurs de l’Internet : l’hostilité des cyberlibertariens vis-à-vis de l’Etat alors que l’Internet n’aurait pu se développer sans les larges crédits consentis par l’Etat fédéral américain...

C’est ce qui est très étrange dans l’histoire d’Internet : il va se développer sur des fonds publics, notamment ceux du ministère de la Défense. Mais il convient de préciser les choses : l’Arpa est une agence de financement de la recherche de pointe. Elle n’est pas faite pour financer des applications militaires directement utilisables. Et nous sommes dans un contexte où les financements militaires sont beaucoup plus importants que les financements civils. Ce financement public de l’Arpa sera relayé par la NSF (2), des universités et aussi des Etats. Parallèlement tout cela est pris en charge par une communauté universitaire très éclatée, très coopérative, qui va monter quelque chose qui est tout sauf une organisation militaire et hiérarchique ! Et là les militaires ont la sagesse de laisser faire, se disant qu’il en retombera bien des choses qui pourront leur servir. Petit à petit se crée un système très coopératif et anti-hiérarchique. L’anti-hiérarchique glisse progressivement à de l’anti-étatisme. C’est dans ce monde que les positions libertariennes vont devenir dominantes et que l’on va en oublier le rôle de l’Etat. Un Etat qui d’ailleurs cherchera par la suite à se désengager. Aujourd’hui, on se rend bien compte que le monopole de Microsoft est bien plus dangereux que l’intervention de l’Etat.

La période actuelle de désenchantement est-elle encore propice au développement d’un nouvel imaginaire autour d’Internet ?

Notre période n’est effectivement plus celle des gourous, mais le moment où une partie de leurs thèmes entrent dans le grand public. Les gens qui utilisent Internet ne l’utilisent pas comme un media standard. Les idées de coopération, d’échange, de dialogue se perpétuent dans les usages d’Internet. Une partie des utopies initiales se retrouvent dans les pratiques d’aujourd’hui. L’utopie s’est incarnée dans les pratiques. Ensuite, ce qui est certain, c’est que se préparent aux Etats-Unis des projets analogues à celui d’Internet, avec des financements publics importants et des universités qui développent des réseaux à large bande de manière ouverte.

(1) Advanced research projects agency.
(2) National science foundation.

L’imaginaire d’Internet
Patrice Flichy. - Paris : La Découverte, 2001. - 272 p. - ISBN 2-7071-3537-2.
144,31 F (22 €).
Bienvenue dans le rêve américain, ou tout du moins sa version « cyber ». Patrice Flichy, professeur de sociologie notamment réputé pour ses travaux consacrés aux développements des usages autour des technologies de l’information, a passé plusieurs mois en Californie pour étudier la constitution d’un véritable imaginaire. « Le propos de ce livre est d’essayer d’expliquer comment une société entière est en train de basculer dans un nouveau domaine technique. » En effet, au contraire d’autres ouvrages d’analyse du phénomène Internet, Patrice Flichy ne s’intéresse pas au discours actuel, que tiennent technophobes et gourous, mais plutôt aux discours contemporains de l’émergence de l’Internet. Ce qui ne veut pas dire que l’on échappe aux deux catégories de personnes sus-mentionnées. Bien au contraire, le sociologue s’appuie notamment sur l’emblématique magazine Wired pour décrypter le discours dominant des "digerati", individus issus de la "digital generation". S’ensuit une galerie de personnages (cf. interview p. 45) tout à fait fascinants : informaticiens, artistes, hommes politiques, hippies et chefs d’entreprise, le lecteur suit avec passion leurs parcours et leurs déclarations de foi. De nombreux points sont abordés, comme l’émergence du réseau dans le milieu universitaire, les premières communautés virtuelles, les perspectives politiques ou encore les bouleversements du rapport au corps. L’auteur décortique les rôles de l’utopie et de l’idéologie, les deux grandes séquences de l’imaginaire en question, en veillant continuellement à ne pas s’éloigner des faits et des discours. Pour le plus grand intérêt du lecteur.

- Olivier Roumieux, page créée le 9 mai 2005 -

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