Patrick Bazin

"la révolution hypertextuelle ne s'est pas encore produite"

olivier roumieux - juin 2001 (Archimag)

Patrick Bazin dirige la Bibliothèque municipale de Lyon. Il évoque sans ambages pour Archimag l'avenir de la lecture, celui de sa bibliothèque, ainsi que sa position sur le droit de prêt.

Archimag. En 1995, vous annonciez la fin de l'"Ordre du livre" et l'avènement de la "métalecture". Pouvez-vous revenir sur ce concept ?

Patrick Bazin. Je n'ai jamais dit que l'objet livre allait disparaître, au contraire, je vantais - et je continue à le faire - la force cognitive du livre comme outil technologique permettant la lecture. On assiste à un décentrage du livre par rapport au champ culturel. Pendant plusieurs siècles, le livre a été la forme principale de l'écrit, au cœur d'un dispositif de mémorisation, de transmission et d'appropriation de la connaissance. Cette fonction centrale se relativise. La métalecture voulait dire que se surajoutait, amplifié avec l'émergence des nouvelles technologies en réseau, un mode de lecture davantage horizontal, extensif, qui consiste à parcourir rapidement, éventuellement avec l'aide de prothèses technologiques, des corpus importants pour y rechercher des informations. La métalecture englobe la lecture, au sens strict. Je n'ai jamais dit que "métalire" voulait dire ne plus lire. Le retour apparent des modes de lecture "zapping" s'accompagne d'une interactivité avec le texte et d'un usage performatif de ce texte. Le retour à une forme conversationnelle de la textualité ne signifie pas retour en arrière. Il se fait avec tout l'acquis de la lecture intensive. C'est une spirale ascendante : on réactive le modèle conversationnel en l'enrichissant de l'acquis de la lecture en profondeur.

Ne connaît-on pas actuellement un sentiment de déception par rapport à ces fabuleuses promesses ?

Force est d'admettre que la grande révolution hypertextuelle - telle qu'on a pu l'imaginer - ne s'est pas encore produite. Elle ne se produira peut-être jamais ! Je n'ai jamais lu autant de livres papier qu'aujourd'hui. Il faut néanmoins aménager la forme traditionnelle de transmission de la connaissance, notamment encapsulée dans les livres, avec des formes tenant davantage compte de leur environnement. Il est important de tenir compte du caractère dynamique de cet environnement. Les connaissances changent très rapidement. Les points de vue, particulièrement sur les sujets de société, sont extrêmement divers et changent très vite. Les livres, les bibliothèques et les bibliothécaires sont les dispositifs et acteurs de conservation et de transmission par excellence du mode classique d'appropriation. Peut-on imaginer d'améliorer ce mode sans tenir compte des nouveaux modes de lecture et d'appropriation des connaissances ? Doit-on se contenter de la nostalgie d'un modèle, ou bien tente-t-on de revisiter l'humanisme et son modèle culturel et technique. De plus en plus, il sera nécessaire à l'humaniste de savoir naviguer dans un espace plus vaste, plus complexe et largement délocalisé. Je m'interroge fortement sur le modèle humaniste classique qui consiste à dire que l'on peut se suffire du creusement éternel de quelques textes fondateurs. Cela me paraît dangereux.
Cette évolution doit-elle consister à révolutionner les outils qui existent déjà ? Je ne suis pas sûr que l'alpha et l'oméga de la révolution numérique consiste à faire des livres et des bibliothèques électroniques, à faire perdurer sous forme numérique le modèle classique. Peut-être que le livre papier et la bibliothèque physique ont l'avenir devant eux en tant que tels. Aujourd'hui, nous savons voler, nous sommes allés sur la Lune, et nous utilisons toujours la roue ! Il y a de fortes chances pour que le livre existe toujours dans plusieurs siècles.

Dans cette formidable "libéralisation" des informations, la bibliothèque ne se conçoit-elle pas en tant que dernier des remparts des savoirs ?

Je ne pense pas que la bibliothèque doive se penser en terme de résistance, au sens nostalgique. La bibliothèque est porteuse d'une vision fondamentalement encyclopédique, globalisante du monde. Il y a une crise aujourd'hui de l'idée même d'encyclopédie. L'un des risques vécu par l'homme moderne, c'est la fragmentation des référents culturels, politiques, éthiques. On sent qu'il y a à la fois un mouvement de globalisation favorisé par les réseaux et en même temps un danger de fragmentation : le relativisme généralisé fait que les vérités sont plus ou moins interchangeables. Par définition, les bibliothèques ont toujours cherché à participer à un mouvement de rassemblement et d'éducation autour d'un espace public du savoir. Comment les bibliothèques peuvent-elles continuer à porter ces valeurs, tout en les modernisant ?

Ce qui amène à se poser la question de la place du bibliothécaire ?

Se pose en effet la question de la dimension prescriptive et normative des bibliothèques. Le bibliothécaire doit-il transmettre une vision du monde ? Jusqu'à présent, le bibliothécaire était porteur, implicitement ou explicitement d'un certain nombre de valeurs démocratiques et républicaines. Des valeurs hautement respectables. Néanmoins, je me demande si cette fonction normative est toujours viable en terme de contenus. Il est important que le bibliothécaire soit proche des contenus ; en revanche, doit-il prescrire ou plutôt accompagner un lecteur qui, parce que la société a changé, a beaucoup plus de capacité de réaction et de critique. C'est une nuance, mais qui peut conduire à une évolution sensible du métier. On parle beaucoup de chartes d'acquisitions, est-il réellement possible de définir précisément, autrement que par la langue de bois, une politique d'acquisition. Cette dernière sera de plus en plus un compromis permanent, un équilibre sur le fil entre des demandes et des critères variés et contradictoires, comme les publics différents. L'art du bibliothécaire sera de plus en plus d'être à la croisée de registres différents. Il pourra de moins en moins constituer une politique d'acquisition uniquement en fonction de ses propres critères. D'où la nécessité pour le bibliothécaire de savoir ce qui se passe à l'extérieur de la bibliothèque et d'avoir des outils d'interaction avec son public.

Vous avez réorganisé la bibliothèque de la Part-Dieu en pôles thématiques. Six ans après, en êtes-vous satisfait ?

Il nous a semblé effectivement en 1995, qu'en organisant la bibliothèque par supports, par public ou par services, nous rations ce qui constitue le cœur de notre activité, à savoir l'accès à des contenus. D'où l'idée de repositionner les bibliothécaires plutôt par rapport aux contenus que par rapport aux outils. Nous avons subdivisé la bibliothèque en départements et en équipes thématiques, points d'articulation de différents supports, usages et services. Globalement, ça marche : les prêts ont doublé depuis 1996 pour passer de moins de 600 000 prêts à 1,1 million ; le personnel fait preuve d'une motivation importante et le public est apparemment satisfait. Le problème, c'est que la réorganisation s'est faite à effectif égal, alors qu'une organisation plus décentralisée telle que celle-ci demande plus d'énergie. Nous n'arrivons pas à assumer correctement l'accueil et l'accompagnement du public.

C'est facile de réfléchir à de nouveaux usages lorsque l'on dirige un réseau de bibliothèques de près de 400 personnes ?

En matière de bibliothèque, peut-être plus que dans d'autres domaines, le facteur humain est fondamental. Sans démagogie, la richesse première tient dans les hommes, dans leur capacité à traiter les documents - c'est particulièrement là que nous manquons de moyens - et à accueillir le public. Pour moi, les réseaux électroniques augmentent le rôle des individus. L'idée d'une bibliothèque purement virtuelle, à domicile, sans médiateur, est complètement absurde. Plus la bibliothèque mondialisée, en réseau, se développera, plus elle apportera de richesses, plus il faudra de médiateurs pour faire le lien entre ce que permettent les tuyaux et l'usager.

La stature de la Bibliothèque municipale de Lyon est assez originale en France…
Je pense qu'une bibliothèque comme celle de la Part-Dieu devra acquérir un jour ou l'autre un statut lui permettant de fonctionner normalement. La situation française n'est pas normale. Lorsque l'on va dans des colloques internationaux, en dehors de la Bibliothèque nationale de France et maintenant la bibliothèque de Lyon, il n'y a personne pour représenter la France, alors que vous avez plusieurs bibliothèques anglaises, allemandes… Le modèle qui consiste à dire que d'un côté il y a la Bibliothèque nationale qui a tous les moyens, en personnel, en technologies, et puis de l'autre toutes les bibliothèques municipales mises sur le même plan ne va pas pouvoir durer longtemps. Entre les deux, il y a peut-être quelques bibliothèques qui sont l'équivalent de bibliothèques nationales de petits pays, ou de métropoles internationales.
La Part-Dieu est le parangon de bibliothèques qui sont à la fois publiques, para-universitaires, de recherche et à vocation internationale de par leur patrimoine.
La réflexion autour de la restructuration du réseau de lecture publique a été entamée sous Raymond Barre. Elle devra se concrétiser avec le nouveau maire Gérard Collomb. En développant le réseau, la Part-Dieu devrait être soulagée en terme de fréquentation, mais pas forcément suffisamment. D'où l'idée de transférer la Part-Dieu à la communauté urbaine pour trouver des financements plus à la hauteur des enjeux. Avec la question ouverte de la séparation de la Part-Dieu du réseau de lecture publique. D'un côté, le réseau y gagnerait certainement en terme de financements, de l'autre la coupure pourrait être dangereuse. Là je n'ai pas la réponse.

Quelle est votre position par rapport au droit de prêt ?

Je suis contre le prêt à 5 francs par ouvrage, tel que les éditeurs le demandaient initialement. En revanche, selon l'idée qu'il y a une évolution des modes de lecture vers le "zapping" à laquelle répond mieux la bibliothèque que les libraires, je pense qu'il est normal que cette lecture-zapping soit rémunérée. Je suis pour la forfaitarisation du droit de prêt. J'ai suggéré ainsi que lorsqu'un livre est acheté par une bibliothèque pour être prêté, son prix soit augmenté, par exemple de 5 %. C'est ce que nous faisons déjà avec les vidéos. La question des remises n'est pas du même ordre. Je trouve normal que les libraires, qui sont des opérateurs économiques comme les autres, fassent des remises aux bibliothèques. Au nom de quoi plafonnerait-on ces remises ? C'est la loi de l'offre et de la demande. Je suis un libéral, sur le plan économique. C'est pour cela que je ne suis pas d'accord avec les arguties idéologiques de l'ABF (Association des bibliothécaires français) sur la gratuité absolue. Le droit de prêt s'inscrit dans un mouvement plus général, alors est-ce que l'on dit que l'on vit dans un autre monde, séparé des lois économiques, ou reconnaît-on que lorsque l'on fait 150 millions de prêts, peu ou prou, on a des relations avec la chaîne économique du livre ? A Lyon, on va perdre beaucoup plus d'argent avec le plafonnement des remises qu'avec un bon usage du droit de prêt ! Alors tenons compte de l'environnement dans lequel nous sommes, tout en faisant valoir notre rôle démocratique, et pensons également à l'information électronique !

les bibliothèques de Lyon

Le réseau de la lecture publique est composé à Lyon de quatorze bibliothèques d'arrondissement et d'une bibliothèque centrale, celle de la Part-Dieu. Cette dernière a la particularité, comme l'évoque plus haut son responsable Patrick Bazin, de cumuler plusieurs missions importantes : accueil du public en tant que bibliothèque publique, encyclopédisme en tant que pôle documentaire de référence, mais également conservation d'un précieux patrimoine. Ces différentes missions confèrent à la bibliothèque de la Part-Dieu un rayonnement bien plus large que ses homologues françaises. Les bâtiments datent de 1972, et témoignent d'ailleurs déjà de leur époque. Au total, la bibliothèque offre plus de 5 000 mètres carrés d'espace ouvert au public et plus de 210 000 documents en libre accès.

www.bm-lyon.fr

- Olivier Roumieux, page créée le 1er juillet 2001 -

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