Sylvie Fayet-Scribe

"les documentalistes sont les enfants des exclus"

olivier roumieux - mars 2001 (Archimag)

Sylvie Fayet-Scribe est maître de conférences en science de l'information à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Elle est docteur en histoire et diplômée en sciences de l'information (DESS Sciences-Po). Elle a co-fondé la revue électronique Solaris en 1994 et vient de publier "Histoire de la documentation en France : culture, science et technologie de l'information (1895-1937)".

Archimag. Pourquoi avoir choisi précisément la période de 1895 à 1937 pour votre étude de l'histoire de la documentation en France ?

Sylvie Fayet-Scribe. En 1895 est créé l'Institut International de Bibliographie (IIB) à Bruxelles, sous l'impulsion de Paul Otlet et Henri Lafontaine (1). Mais les actions et les réflexions sur la bibliographie commencent bien avant, tout au long du XIXe siècle. Différents groupes préexistent, scientifiques, industriels, militants de la lecture publique ou savante, avec de nouveaux besoins.
1937, c'est la date du Congrès mondial de la documentation, à Paris, au cours duquel de nombreuses personnes se reconnaissent sous le titre de "documentaliste", qui est approuvé à l'unanimité. Les choses sont en place, les mots ont trouvé leur signification.

Comment en est-on arrivé à ce terme de "documentaliste" ?

L'étymologie est importante. Le verbe "se documenter" est apparu aux XVIIe et XVIIIe siècles. Il signifiait "se renseigner" et "faire la preuve". En soi, le substantif "documentation" apparaît en 1870, en même temps que l'expression "outils intellectuels". Le terme "documentaliste" est donc adopté en 1937, mais après de nombreuses hésitations. On connaît les autres candidats au titre : lecteur, analyseur, coordonnateur, abréviateur, résumeur, synthétiseur, intermédiaire des chercheurs et des curieux, ingénieur bibliographe, indicateur-comptable et documentariste.

Qui sont Paul Otlet et Henri Lafontaine ?

Ce sont deux jeunes juristes qui, dans le cadre d'un stage, font une bibliographie et se rendent compte des manques dans le domaine. Ils sont animés d'une idéologie commune, fondée sur le partage de l'information, le pacifisme et l'universalisme. Dans ses premiers textes, Otlet se bat avec les concepts. Il emploie d'abord le mot "renseignement", avant celui d'"information" qui deviendra omniprésent par la suite. Il découvre en fait que le livre n'existe pas en soi. Ce n'est pas un support définitif : il faut débusquer l'information à l'intérieur du livre. On se retrouve devant un support et un renseignement, formant un tout appelé "document". Il semble bien que le périodique est une des formes documentaires qui ait le plus troublé à l'époque. Celle qui a fait éclater l'unité documentaire du livre. En outre, l'histoire des sciences montre bien qu'il y a toujours contamination des concepts : plusieurs personnes ont les mêmes idées au même moment. Il est possible que des idées proches de celles d'Otlet aient vu le jour à la même période. Bien des pistes de recherche seraient à creuser en Europe et ailleurs. En l'occurrence, il faut replacer cette découverte dans le contexte scientifique de l'époque où les chimistes développent une vision atomiste de la matière. Autre développement important en linguistique, Saussure distingue le signifiant, le signifié et le référent. On a néanmoins l'impression qu'Otlet a du mal à accoucher de ce concept.

La période a été jalonnée de figures marquantes, Otlet et Lafontaine en Belgique, le Général Sébert puis Eric de Grolier ou Suzanne Briet en France… Avaient-ils des points communs ?

Les points communs ne sont pas politiques. Avoir une analyse strictement politique reviendrait à se voiler la face. Dans la première partie du siècle, tous les personnages ont un statut bien établi : soit ils sont chartistes, soit ils dépensent leur fortune personnelle. Une partie des projets a dû être assumée par des philanthropes. Paul Otlet a vendu des biens personnels pour poursuivre ses projets. On rencontre également des scientifiques, comme Charles Richet ou Marcel Baudouin, journaliste scientifique. Le Général Sébert (1839-1930) (2) est académicien et jouit d'un statut social prestigieux. Il est pacifiste et très préoccupé de sciences, mais je ne pense pas qu'il soit le seul général de ce type.
En revanche, Eric de Grolier (1911-1998), qui réfléchit aux sciences de l'information et de la communication à partir des années trente, n'arrivera pas à avoir de statut permanent. Au départ, il n'a pas de formation de bibliothécaire. Quand il enseigne à l'INTD (Institut national des techniques de la documentation), il est professeur et étudiant. Il se sent à la fois éditeur-libraire, bibliothécaire, documentaliste, puis chercheur en sciences de l'information. Mais il a rencontré beaucoup d'échecs, sur le plan de sa carrière ou de la reconnaissance. Il en est de même pour Suzanne Briet (1899-1988) (3) qui prend précocement sa retraite, en butte aux mêmes problèmes de reconnaissance à la Bibliothèque Nationale. Les documentalistes sont les enfants des exclus. Le message des pionniers a été transmis à l'étranger, et non en France. Par exemple, de Grolier et Suzanne Briet ont publié aux Etats-Unis et en Allemagne.
De façon plus générale, les préoccupations sont plus larges ; beaucoup s'intéressent à la fois au développement industriel et à la lecture publique. Charles Sustrac, (1874-1946, conservateur à la bibliothèque Sainte-Geneviève) est capable de réaliser un plan de classification pour une petite école primaire du boulevard Arago tout en travaillant sur la partie scientifique de la CDU (Classification décimale universelle), puis sur la normalisation documentaire internationale.

Les acteurs étaient-ils conscients de l'émergence d'une nouvelle discipline, d'un nouveau métier ?

D'après le témoignage d'Eric de Grolier, c'est très net. Il y a une volonté de rupture par rapport à la l'éducation populaire du XIXe siècle. L'ABF (Association des bibliothécaires français) de l'époque défend beaucoup plus la littérature savante que la lecture publique. Au sein de la littérature savante, il faut prendre en compte les besoins des scientifiques et des techniciens et installer des centres de documentation dans de nouveaux lieux. Ces hommes et ces femmes prennent violemment position contre le modèle de l'érudit : l'information pour soi. La maîtrise de l'information doit être vécue sur un plan collectif. Il y a une volonté de démocratiser les outils d'accès à l'information. Ces revendications des années trente semblent aujourd'hui plus proches de nous que pendant les Trente Glorieuses. Ils parlent des usagers, du réseau, de la maîtrise des méthodes par les usagers.

Quels ont été les rapports entre la documentation naissante et le monde des bibliothèques et des archives ?

Pour le savoir, il faudrait encore que les bibliothécaires et les archivistes fassent leur histoire. Mais ces deux professions sont en proie à d'autres problèmes à l'heure actuelle. Les archives de l'ABF ne sont absolument pas organisées, l'histoire de l'association ne peut pas être sérieusement faite. Même problème du côté de l'AAF (Association des archivistes français). On sait néanmoins que Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque Nationale, a joué un rôle ambigu. Il voit bien l'apport des nouvelles techniques apportées par la documentation, notamment à la BN, mais il considère que cela ne fondera jamais une science. Pourtant, dès 1934 sont élaborés les premiers programmes pour une école supérieure de documentation. En fait, c'est la création de l'INTD en 1950, puis de l'ENSB (Ecole nationale supérieure des bibliothèques) en 1960, qui entérine la distinction entre documentalistes et bibliothécaires que nous connaissons en France.

(1) Paul Otlet (1868-1944) et Henri Lafontaine (1854-1943)
(2) Créateur du Bureau Bibliographique de Paris, en 1896.
(3) Auteur de "Qu'est-ce que la documentation ?" et cofondatrice de l'INTD en 1950 ; a conçu la salle des catalogues de la Bibliothèque Nationale.

revue électronique Solaris :
www.info.unicaen.fr/bnum/jelec/Solaris/

- Olivier Roumieux, page créée le 1er juillet 2001 -

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